Du 1 Avril au 17 Mai 2014
"Les œuvres vidéo de Neïl Beloufa ne déconstruisent pas tant les conventions filmiques qu’elles ne les défont, démontant puis réassemblant le dispositif cinématographique pour produire de nouvelles continuités.
Ses personnages habitent des décors à l’existence précaire, conçus pour faire obstruction aux mouvements de la caméra ou pour les prolonger plutôt que pour accueillir des récits de transformation.
Panoramiques, dialogues, gestes ébauchés, scénographies découpées en segments ou clonées se fictionnalisent mutuellement, jusqu’à s’exhiber cinématographiquement. Cette logique de démantèlement s’étend aux environnements que Beloufa construit autour de ses images animées, montage de traductions sculpturales et d’équivalences instables, d’images fixes prélevées sur un processus de création, qui évoque son recours aux techniques et aux récits de la vidéo.
Dans le projet de l’artiste pour la Fondation Ricard, les éléments mis en relation par l’installation (les « salles de projection » de Beloufa, avec leur structure en labyrinthe, ou encore ses making-of sculpturaux) voient leur syntaxe et leur fonction mises en avant, dans ce qui se rapproche d’un renversement. Jamais en phase avec leur statut d’accessoires, ces objets seront activés et documentés, déplacés et « animés » ; il leur sera permis de se développer au delà des distinctions admises de figure, de fond et d’importance dans la hiérarchie de l’expérience.
L’interface incarne le rôle du protagoniste, qu’elle s’est d’abord approprié. Nous avons là l’inverse d’une situation à la Pygmalion, d’une statue prenant vie, dans un écho aux anxiétés modernes autour d’un complot des écrans et des machines de vision qui envahiraient peu à peu les corps et les âmes des spectateurs.
Neïl Beloufa se livre là à des expériences d’animation avec cette vibration hypertrophiée d’images, projetées ou montrées, en de multiples configurations où le cadre ne se distingue plus de ce qui est cadré, le miroir de l’effet de reflet.
En torrent et second jour travaille une idée, assez indémêlable, de réalisme et de mimesis où figures et fonds, transmissions et écrans servent de camouflage les uns aux autres. L’équation mimétique de départ qui, par les similarités structurelles de leur articulation, tenait ensemble les films et les assemblages sculpturaux ostensiblement conçus pour les regarder, se transforme en la mimesis de notre régime visuel. Cette mimesis met en relation images instables et utilisateurs désorientés, à la lutte pour le sens, et se vidant récipro-quement du temps.
Plutôt que d’essayer de tenir le rythme de l’installation pour la Fondation Ricard, de l’élan de faire et de défaire qui la caractérise, ou d’arracher du sens à ses labyrinthes pour le domestiquer ensuite textuellement, les notes qui suivent se concentrent sur Brune Renault.
Ce court métrage de 2010 occupe une place centrale dans l’exposition, tout en articulant de manière singulière les manœuvres conceptuelles et visuelles esquissées plus haut. Beloufa note que "Brune Renault est une fiction en boucle se passant dans une voiture découpée en quatre tranches et reposant sur de petites roues — une sculpture, en somme. Puisque nous pouvons ouvrir la voiture, des mouvements de caméra improbables nous font entrer et sortir de l’objet. Je voulais que la sculpture se mue en objet fonctionnel, une fois que les spectateurs commençaient à suivre la fiction."
Si les spectateurs entrent en effet dans cette fiction par le biais de la fascination fiction constructive aux morceaux cassés puis recollés, aux fragments tenus ensemble par les plans à la caméra ou le montage sculptural et numérique cet effet hypnotique pourrait bien s’apparenter à un vertige de toutes les combinaisons possibles, un monde souterrain, gouverné par la logique, où toutes les intersections de mouvements de caméra et de ses objets, fixes comme animés, se trouveraient examinés. Une animation à l’autonomie inexpliquée, distincte d’un sujet en mouvement, qui pousserait ou tirerait décors et personnages.
L’on peut toujours avancer que les perspectives variables sur les segments de la voiture, tout comme les distances par rapport à ceux-ci, recomposent le véhicule pour en faire l’objet d’une anamorphose. L’anamorphose classique fait converger des points de fuite distincts dans le même plan de l’image, chacun réduisant l’objet de l’autre à une tache de couleur.
Dans le tableau de Hans Holbein, les ambassadeurs et le crâne apparaissent l’un à l’autre comme des formes confuses, aux limites floues. Brune Renault mêle chronologies, accélérés et ralentis, titre et éléments de générique au mauvais endroit dans le déroulement de l’œuvre, de petites lumières suggérant la vitesse comme l’immobilité absolue, le dialogue creux et gêné entre les quatre personnages — tous tenus dans une unité négative par des zooms et des plans transversaux.
Ici l’anamorphose réconcilie un décor décomposé et l’incapacité des protagonistes à l’occuper et à remplir leur rôle dans le contrat performatif — le tout afin de faire exister le film. L’anamorphose indique peut-être dès lors indirectement que la seule identité solide ou indépendante qui nous soit proposée est celle de la caméra elle-même, son intégrité technique comme sa capacité d’enregistrement inentamée, dans un va-et-vient sur un spectre d’actions et de signification, encerclant ces espaces intérieurs et ces relais de la fabrication du film, laissés sans défense ni protection.
Une anamorphose en trois dimensions peut-être, activée par la caméra qui tourne (comme l’on disait autrefois) et par cette autre activité invisible, la main-d’oeuvre requise pour la construction et la reconstruction du décor, afin de permettre ces relations auto-référentielles patiemment tissées par l’appareil.
Un film dont l’acte de filmer est la substance et dont la conception du décor serait le deus ex machina si particulier. Un espace qui repousse, fait reculer, un sentiment de distance qui persiste, comme une feuille transparente de vide qui séparerait les spectateurs de l’œuvre, empêchant tout contact sensuel avec elle. Et en dernière hypothèse, il s’agit peut-être de la distance (ou son équivalent) séparant la vérité d’un artifice révélé."
Mihnea Mircan, mars 2014
Neïl Beloufa est né en 1985. Il vit et travaille à Paris.