"Dents", 2011 (Grès et émail)
Entretien avec Ashok Adicéam, commissaire indépendant
Diplômée des beaux-arts de Lyon, Rachel Labastie vit aujourd’hui entre Bruxelles et Paris. Son parcours et sa pratique sont clairement ancrés du côté de la sculpture. Il faut voir dans cet engagement une mise en danger du corps : à la fois du côté de sa représen-tation mais aussi comme adjuvant de la pratique artistique. A propos de son statut de « sculptrice », l’artiste explique : « Je me sens comme mes sculptures, sur la brèche, maintenue dans une incertitude. J’aime cette tension qui m’implique physiquement dans la réalisation des oeuvres et j’aime sentir que j’habite le temps nécessaire à leur existence ».
Attachée à produire des pièces souvent figuratives, dont les formes demeurent reconnaissables, Rachel Labastie semble pourtant insister sur l’ambivalence de ces mêmes formes. Celle-ci est sans aucun doute « accélérée » par les matériaux utilisés : céramique, grès, émail, porcelaine. Ces matériaux plutôt nobles et précieux sont mis au service de formes pour le moins inquiétantes.
"Série Masque de protection", 2014
"Série Masque de protection", 2014
Cette « singularité dérangeante » est particulièrement sensible dans l’exposition qu’elle présente à la galerie Odile Ouizeman à Paris.
Pour celle qui se définit comme « un passeur », faire de la sculpture aujourd’hui est une posture complètement en inadéquation avec l’époque, comme travailler la céramique. Son engagement, physique et mental, à donner de la matérialité à ses idées est total : « j’ai appris à utiliser certains outils spécialement pour donner existence à mes projets, et passer de la recherche à la mise en forme de la matière » nous déclare-t-elle à l’occasion de cet entretien au sujet de sa nouvelle exposition. Sans nous dévoiler tous les secrets et les mystères de ses créations, Rachel Labastie nous raconte en creux ce qui est mêlé : Eros à Thanatos et son langage plastique à des formes littéraires des plus élaborées...
"Série Invitations" outil de transformation, 2010 (Aquarelles)
"Série Invitations" Communication, 2010 (Aquarelles)
Cette exposition constitue le quatrième volet d’une série d’expositions intitulée de l’Apparence des choses. Marcher sur le feu vient donc compléter Spiritours, Entraves, Vestiges qui portait sur l’animalité… Est-ce une démarche « encyclopédique » qui vise à conserver une mémoire culturelle ou plutôt une forme de récit, une narration proche de l’autobiographie ?
Le dernier chapitre Vestiges parlait de l’expérience de la durée et ce qui nous lie aux autres, voire nous aliène à eux. C’était une réflexion sur les liens familiaux, communau-taires et sociaux et leur influence sur nos comportements et dans la construction de notre identité. Elle questionnait notre part animale, la part d’ombre, enfouie, qui sommeille en chacun de nous : le refoulé qui nous anime ou l’animal en nous qui se nourrit de nos forces profondes.
Mon travail traite de la question de l’instinct, des archétypes mais aussi de l’inconscient collectif. C’est de la mémoire de cet Animal collectif dont il est question mais aussi de son actualité. J’essaye de lui donner une forme et un contenu qui soit le plus universel possible.
Mais bien sûr mon histoire personnelle et mon expérience propre lui donne un corps singulier, une matière propre et un langage, celui de la sculpture, qui est le mien. Pour ce nouveau chapitre présenté à la galerie Odile Ouizeman que j’appelle Marcher sur le feu j’évoque l’action d’un rituel ancestral qu’on retrouve chez de nombreux peuples. A l’épreuve du feu, il s’agit de confronter ses peurs et de les transformer. De vivre l’expérience du feu, afin d’habiter vraiment son corps.
"Série Entraves", 2008 (Porcelaine)
"Haches", 2013-2014 (Céramique)
Vous avez choisi comme image de l’exposition, votre oeuvre Foyer qui est formée de différents fragments de corps calcinés (tibias, côtes, bassins, crânes), modelés en céramique et rassemblés en tas sur des formes en argile noire cuite qui rappellent des morceaux de bois brûlé. S’agit il d’un événement tragique ou d’une source de chaleur rassurante ?
même hauteur, toutes différentes mais semblables par leur matière délicate et fragile et leur blanc immaculé. Leur monstration leur confère une fonction « utilitaire». Le corps est évoqué par son absence. Différentes époques, différentes contraintes pour une même finalité : l’asservissement.
Elles suggèrent que nous sommes tous des esclaves. Nous inventons mille stratagèmes pour avoir l’illusion d’être libre, mais nos prisons nous rassurent. Peut-être qu’ être libre, c’est juste avoir conscience du poids de nos chaînes ?
J’ai complété en 2012 ma série d’entraves individuelles par une entrave de groupe de 11m de long en porcelaine ajoutant à l’aliénation personnelle une forme de résignation collective.
Vos Bottes donnent elles l’impression de « revenir de loin » : réalisées en céramique et grès, puis enfumées, elles modifient l’image spontanée que chacun a en tête des fameuses bottes en caoutchouc. Si celles que nous portons habituellement nous protègent - permettant de marcher dans l’eau sans se mouiller les pieds, celles-ci semblent plutôt avoir traversé le feu, avoir connu une « épreuve plastique ». Vous-même avez-vous l’impression d’être revenue de loin ?
Elles ne parlent pas d’une histoire en particulier. Chacun peut s’y projeter. Ce qui m’intéresse autant dans la création que dans la vie ce n’est pas où je vais mais le chemin que j’emprunte. L’aventure que chaque pièce me fait vivre. Bottes parle du temps de l’expérience plastique mais aussi de l’expérience humaine. La traversée qui se passe « dans » et « avec » la durée. Les souillures créées par enfumage différent d’une paire à l’autre. Elles évoquent du temps mais aussi deviennent une forme de beauté instaurant une narration et leur conférant une individualité.
Dans Cage réalisé en 2007 que je présente aussi dans Marcher sur le feu, le procédé de transformation se passe cette fois ci durant le temps de l’exposition et non comme dans Bottes au moment de la combustion. La sculpture représentant une cage est l’ossature, le squelette sur lequel de l’eau se condense, le givre se forme, puis la glace, faisant ainsi grossir les barreaux, modifiant l’apparence et la forme du matériau. Une nouvelle forme se construit. Dans la durée, elle tend à devenir un bloc de glace. Cette pièce se façonne et évolue dans le temps de l’exposition selon la nature du lieu et du contexte où elle se situe : température, humidité, fréquentation du lieu...
"Les Bottes", 2013 (Grès et Céramique)
Rachel LABASTIE est née en 1978 à Bayonne. Elle vit et travaille à Bruxelles.
Galerie Odile Ouizeman
10/12 rue des Coutures Saint-Gervais
75003 Paris
http://www.galerieouizeman.com
Horaires d'ouverture: Du Mardi au Vendredi de 14h à 19h. Le Samedi 11h / 19h.