Du 25 avril au 15 juin 2014
L’artiste néerlandais remonte aux sources de Photoshop dans une exposition à Paris.
Xpo gallery présente un solo show de l’artiste hollandais Constant Dullaart (né en 1979). Engagée auprès d’artistes qui documentent la transformation des états esthétiques, politiques, sociologiques, historiques et spirituels du monde analogique vers le monde numérique, la galerie accueille un ensemble de nouveaux travaux réunis sous le titre Brave new panderers.
La photo date du mois d’août 1988. Une jeune femme est assise sur une plage de Bora Bora, photographiée de dos, topless, le regard vers le large. L’auteur est son petit ami d’alors. Elle se prénomme Jennifer, lui John, il la demandera en mariage l’année suivante. Ils sont toujours ensemble, parents de quatre enfants.
Ce n’est pas la romance qui a poussé l’artiste néerlandais Constant Dullaart à se lancer dans la quête obstinée de cette image, au centre de son exposition «New Brave Panderers» (maquereaux en français) à la galerie parisienne XPO. Ce cliché banal est la première photographie couleur à avoir été «photoshopée». John Knoll, le commercial, et Thomas, le programmeur, sont les deux frères à l’origine du célèbre logiciel de retouche qui a irrévocablement modifié notre vision du monde.
«John utilisait cette image intime pour faire les premières démos à ses clients», s’amuse Constant Dullaart. Prise avec un appareil argentique, puis scannée sur un Sharp JX-450, plusieurs disquettes sont nécessaires pour stocker cette photo «haute résolution» (pour l’époque) qu’il donne à quelques amis chez Apple afin de tester son programme.
«Il y a une certaine absurdité à utiliser l’image de sa future épouse à moitié nue pour en faire un objet à manipuler, à dupliquer. C’est précisément de cette manière que Photoshop est utilisé aujourd’hui par les magazines de mode, corps féminins retouchés pour en gommer les imperfections, analyse l’artiste. Cet outilillustre à quel point notre environnement logiciel et informatique est le fruit d’une société capitaliste dominée par les hommes.»
Thomas KNOLL (Eagles + Spectrum), 2014
Thomas KNOLL (Tiger green Metallic + Abstracto), 2014
Le titre de cette proposition renvoie au descriptif d’un brevet déposé par la marque informatique Apple. Fièrement gardé sous la bannière de la pomme de Cupertino, en Californie, ce brevet porte sur l’indicateur de veille des ordinateurs, qui s’allume et s’éteint « pour le plaisir des yeux », au rythme de la respiration humaine.
Dullaart saisit cette LED anecdotique comme le symbole du basculement des pouvoirs économiques, industriels, religieux, créatifs et récréatifs, académiques voire administratifs vers les technologues de la Silicon Valley.
Quand Mallarmé rêvait dans ses Divagations « que tout, au monde, existe pour aboutir à un livre », eux font en sorte que l’existence finisse dans un ordinateur. Il n’est pas besoin pour l’artiste de faire les plus folles projections sur les ambitions transhumanistes de Google par exemple, mais de saisir l’un des signaux les plus sobres et pourtant des plus forts de l’immixtion de la technologie dans nos systèmes quotidiens : aussi sûr que le soleil se lève, Apple veille sur des millions de foyers et bureaux.
Healed window "Tusunami 340-02", 2012
Buste de Brian Huppi (Impression 3D)
Sa LED murmure que les machines sont également actives dans les formes du repos. Constant Dullaart érige un culte à l’ingénieur de ce silence, élevé au rang de créateur. Il réalise à l’effigie de Brian Huppi, glorieux anonyme, un buste imprimé en 3D, qui s’allume et s’éteint dans un souffle lumineux. Son socle, mi piédestal mi tribune, diffuse en continue le Sleeping internet, une version du web qui inspire et expire au rythme de la LED, toutes les 1,8 secondes.
Les visiteurs peuvent s’y connecter à l’aide de leurs tablettes et Smartphones. La navigation, sans cesse interrompue, contracte l’expérience d’appariation et de disparition décrite dans l’Enfance berlinoise de Walter Benjamin au sujet des panoramas.
Buste de Brian Huppi (Impression 3D)
Dullaart fait l’expérience d’un réseau disruptif, postmoderne et plus encore post-industriel, à l’intérieur duquel l’image se lève et se couche aussitôt. Cette révolution, au sens physique, est rendue par trois photographies de crépuscule prises à Shenzhen, à l’endroit même où les usines de Foxcon fabriquent les produits d’Apple.
Ces images brouillées dans l’horizon polluée, tirées sur des toiles électroluminescentes, évoquent la lumière révélée, transmuée par la technologie en opium du peuple. Les centaines de milliers de travailleurs anonymes agglomérés en creux autour de la figure messianique de Brian Huppi, suggèrent comme Adorno et Horkheimer que « les masses dupées d’aujourd’hui subissent plus fortement que ceux qui ont réussi, le mythe du succès ».
Shenzen Sky, Green Metallic, 2014