"Frament N° 1", 2015 de Fabienne STADNICKA - Courtesy Galerie Rauchfeld © Photo Éric Simon
Du 4 au 27 Février 2016
Au départ, il y a l'apprentissage d'un matériau sur lequel Stadnicka intervient peu : la tôle rouillée. Depuis vingt ans, Stadnicka s'attache à la rendre aux souvenirs qu'elle lui devine en ajoutant ce qu'il faut de peinture, des ocres, des terres d'ombre, de quoi sublimer la rouille.
Tôle rouillée dont les déchirures, les enfoncements et les trous mesurent l'écoulement du temps. Peindre sur la tôle ondulée, c'est peindre un peu comme à la surface irisée d'une étendue d'eau, révéler une image, réveiller la mémoire d'un être qui reviendrait du passé et qu'on verrait apparaître à fleur d'ondulation dans le tremblement qui annoncerait sa disparition.
Fabienne STADNICKA - Courtesy Galerie Rauchfeld © Photo Éric Simon
"Fragment 4, 35", 2015 de Fabienne STADNICKA - Courtesy Galerie Rauchfeld © Photo Éric Simon
Mais, voici que la tôle se met à vibrer, que la mémoire galvanisée par les ondulations se prend à résonner, que les figures s'animent sur ce matériau qui, de soi, dit le temps qui passe et qu'on voudrait contenir à défaut de pouvoir l'entraver.
Dès lors s'impose à l'esprit l'idée que ces figures pourraient elles-mêmes provenir d'une mémoire à peine enfouie, de celles qui nous habitent encore et qu'il importerait de ranimer pour en prolonger un peu le discours ; images d'images que le passé nous a léguées puisque nous sommes en peinture.
C''est dans ce XIXe siècle, si proche et si lointain, que Stadnicka va chercher ces images, sources de réminiscences.
"Fragment 29", 2015 de Fabienne STADNICKA - Courtesy Galerie Rauchfeld © Photo Éric Simon
La peinture devient dès lors anamnèse et s'éprouve dans ces interstices que Stadnicka se plaît à ménager au creux de ses vagues de rouille : interstice entre une œuvre et le portrait de son auteur (Ingres, Gérôme), interstice entre une image et son détournement (Rodin, Degas), jusqu'à ce que, finalement, l'interstice s'amenuise et n'existe plus...
S'agirait-il de revenir à la copie ? Pas tout à fait. Et c'est dans cet autre interstice, fragile et décisif, que tout se joue. Car la tôle et ses ondulations libèrent la copie de la reproduction ; il ne s'agit pas simplement d'imiter, mais de retrouver le secret d'une sérénité que la rouille aurait conservée. Reste à discerner mieux les contours de cette sérénité perdue.
Fabienne STADNICKA - Courtesy Galerie Rauchfeld © Photo Éric Simon
Pour le comprendre, il faut sans doute revenir à ce qui chez Stadnicka se décide dans la référence à Ingres, peintre de la paix des âmes. Ingres, c'est d'abord cette nécessité presque morale de reprendre le flambeau de l'antiquité transmis par Michel-Ange et Raphaël : Ingres croyait au pouvoir des images créées par les anciens. Mais il faut immédiatement préciser qu'il a constitué dans l'ombre projetée de cette croyance un prodigieux répertoire d'icônes.
De Matisse à Dufy, de Martial Raysse à Ernest-Pignon Ernest, on n'en finirait pas d'énoncer les noms de ceux qui se sont exercés à la relecture des figures léguées par le maître de Montauban et qui ont participé à leur icônisation, chacun cherchant à s'exprimer dans une nouvelle manière de voir ce qui avait préexisté de lui chez Ingres. Tout dépend des icônes qu'on se choisit ou plus rarement qu'on s'invente et de la forme imaginée pour les remettre en scène, si possible sans excès d'ingratitude ou d'ironie, même si chaque emprunt, quel qu'en soit la tonalité, grandit l'aura qui nimbe l'oeuvre de départ et nourrit sa mythologie.
"Fragment", 2015 de Fabienne STADNICKA - Courtesy Galerie Rauchfeld © Photo Éric Simon
"Fragment", 2015 de Fabienne STADNICKA - Courtesy Galerie Rauchfeld © Photo Éric Simon
Or que choisit Stadnicka ? Avant tout des œuvres qui nous signifient ce que rappelait Alain dans les pages si inspirées de son Ingres, à savoir que le dessin est la probité de l'art ; axiome qui se traduit chez Stadnicka par cette conviction tangible dans son œuvre qu'il existe encore une volupté du beau geste dont le spectateur peut prendre la mesure dans la délectation du regard qu'il éprouve quand il perçoit la forme des spectres émergeant de la tôle.
Je suis persuadé que les dilections affichées pour les dessins de Montauban, des œuvres comme La Source ou L'Angélique où la forme est enclose dans le trait avec tant de fermeté, n'ont pas d'autre origine que la recherche d'une jouissance de la ligne, d'une sereine innocence du geste qui ne vaudrait que pour lui-même.
La couleur ici n'est presque rien, même si la rouille déchiquetée par le temps rappelle les papiers jaunis et déchirés de Montauban ; ce qui compte, c'est la manière dont la tôle fait vibrer les lignes qui réactivent le souvenir de la gestuelle ingresque et le plaisir qu'on retire de cette expérience, de ce rêve de perfection. Tout cela ne va pas sans mélancolie parfois car la délectation esthétique est une espérance et non pas un décret. On se souvient ainsi chez Stadnicka de cette série de petits outils qui fantasmait il y a déjà vingt ans cette mémoire du geste perdu et qui soulignait encore davantage la mélancolie inhérente au message que délivrent la tôle et la rouille.
Fabienne STADNICKA - Courtesy Galerie Rauchfeld © Photo Éric Simon
Choix disais-je, mais aussi mise en scène. On a parlé des dessins, encore faut-il souligner la préférence de Stadnicka pour les esquisses et les études préparatoires qui peuplent les porte-feuilles de Montauban. Tout cela n'est pas très étonnant si l'on considère que la tôle avec ses déchirures et ses lacunes appelle une esthétique du fragment. Mais tout cela n'est pas très ingresque non plus et c'est là que Stadnicka s'affranchit sans retour du magister qu'elle s'est choisi, car cette prééminence du fragment commande une lecture tabulaire où chacun doit tracer son chemin pour trouver la promesse d'une délectation du regard.
Non plus une série, mais un mur où les fragments interagissent, où les formes dialoguent au gré de l'imagination du spectateur qui les animent, où les interstices du début trouvent une formu- lation nouvelle et comme enrichie.
Cette fois, nous ne sommes plus dans Ingres qui pensait encore que le tout commande les parties, Ingres qui éprouvait encore le besoin d'un sujet pour tenir l'ensemble, bref, qui croyait encore à la composition ; Stadnicka, pour sa part, préfère confier à chacun de ses spectateurs le soin de composer le parcours que suivra son regard dans le mur de fragments qu'elle lui oppose.
"Ingres",de Fabienne STADNICKA - Courtesy Galerie Rauchfeld © Photo Éric Simon
Cette esthétique du fragment commandée par la rouille n'est pas d'Ingres; elle est bien de Stadnicka et elle vient de très loin.
C'est là sans doute que se dit la singularité de cette peinture qui rejoue sans cesse sa dispa- rition et qui nourrit la nostalgie de cette époque où elle n'était qu'esquisse, espérance et inachèvement ou plutôt espérance parce qu'inachèvement d'une sérénité retrouvée du geste.
Jean-Philippe Guichon