Exposition Collective Contemporaine: "Vu d'Alger"
Du 6 au 22 septembre 2018
Artistes présentés : Ammar Bouras, Dalila Dalléas Bouzar, Stéphane Couturier, Nicolas Darrot, Aymeric Ebrard, Souad El Maysour, Katia Kameli, Mourad Krinah, Mya Lazali, Saadia Souyah
L’exposition « Vu d’Alger » rassemble des artistes des scènes algéroise et française: quelle expérience, réelle ou imaginaire, directe ou indirecte, ont-ils d’Alger ?
« Vu d’Alger» recouvre à la fois le regard porté par les artistes qui y vivent et travaillent mais aussi celui que portent des artistes français sur Alger sans oublier le regard de ceux qui vont et viennent entre les deux rives de la Méditerranée.
C’est donc à partir de ces trois points de vue que se structure l’exposition: la vision du monde qu’ont les artistes algériens présentés dans l’exposition, le point de vue décentré des artistes français, le point de vue des franco-algériens sous-tendu par la polarisation Paris-Alger.
De la performance aux recherches graphiques en passant par la peinture, la photographie ou la video, les travaux présentés suggèrent la multiplicité des expériences d’un territoire où la question de la violence de l’histoire court en filigrane.
Vu d’Alger Quelle vision du monde les œuvres des artistes algériens présentées dans cette exposition portent-elles ?
Que ce soit dans les vidéos, la photographie ou encore le dessin, le thème politique est prédominant.
Vivre à Alger dans les années 90, c’est pour Ammar Bouras être confronté aux espoirs d’une transition démocratique, puis à ce qu’il est convenu d’appeler la décennie noire, tant restent opaques et obscures les raisons profondes de la violence qui se déchaîna entre 1992 et 2000. Photographe envoyé en reportage, il assiste en direct à l’assasinat du Président Boudiaf au moment où celui-ci prononçait un discours sur une nouvelle vision de l’Algérie et sur l’éducation comme nécessaire pilier de l’état.
Le montage photographique rend compte des aspects contrastés de la vie, tragiques mais où pourtant demeurent espoir et combativité comme le montrent les manifestations de jeunes, de femmes. Les images de Bouras témoignent non seulement d’une intimité politique avec les événements de l’histoire mais aussi d’une vision de la vie, mosaïque d’instants à laquelle il donne un sens complexe comme témoin et comme artiste. Dans ses videos, il mêle délibéré- ment les images du présent à des archives donnant par leur montage une profondeur au temps, à la mémoire politique et sociale.
Un Aller simple s’inscrit dans les années 90. L’œuvre se fonde sur une confrontation de l’image sonore et de l’image visuelle: au cours du trajet, la seconde se métamorphose tandis que les messages téléphoniques se succèdent, enregistrement de la vie politique et amoureuse.
Mya Mounia Lazali est une plasticienne et designer algérienne formée à l’école des Beaux-arts d’Alger et à l’Université d’art et de culture de Pékin ; son travail est aussi hanté par l’histoire en trainde se faire. Bien avant que la question des migrants ne soit médiatisée, dès les années 2010, elle s’est intéressée aux marges, à la situation des populations subsahariennes, aux raisons du départ à partir de ce qu’elle peut observer à Casablanca puis à Marrakech, dans ses voyages réguliers au Mali.
Aujourd’hui, c’est la ville d’Alger qui, comme toutes les métropoles, est transformée par les migrations. Alors qu’elle avait produit une série colorée sur le paysage urbain d’Alger, aujourd’hui l’âpreté de ces questions posées l’amène à privilégier le dessin (pierre noire, feutre ou crayon) et à utiliser des supports inspirés de l’espace urbain, parcelles de murs fragiles et éphémères, comme ce fut le cas pour une œuvre présentée sur placoplâtre au Musée d’art moderne d’Alger intitulée We will not go back / Nous ne ferons pas marche arrière ou en fin un matériau pauvre comme le papier kraft. La composition de l’œuvre qui est présentée deux bandes de papier kraft et la surcharge du dessin mettent le spectateur face à sa responsabilité.
Dans sa démarche, l’artiste cherche à faire voir autant la douleur et la déchirure provoquées par les départs, la quête du bonheur interdite que l’apport des migrants dans les sociétés fermées, l’ouverture que le métissage apporte, qu’elle compare à un nouveau souffle donné à un peuple par son pouvoir de transformation de la ville et de réinvention de liens au sein de l’Afrique.
Mourad Krinah, graphiste issu de l’école des Beaux-Arts d’Alger, appartient à la génération marquée par les manifestations au Maghreb qui ont suivi le « Printemps arabe » : celles en Algérie et au Maroc portaient sur des revendications sociales, et non sur un changement politique comme ce fut le cas en Tunisie.
Ce sont les photographies de presse parues à cette époque qui constituent l’arrière-plan des sérigraphies de l’artiste, Maghreb Deconstruct. Ici, l’oeuvre doit beaucoup à son travail antérieur, notamment à son premier papier peint They Occupy Algiers dont le titre était inspiré par le mouvement « Occupy Wall Street » né à New York pour protester contre les inégalités écono- miques. Rendant compte de l’importance de la mobilisation policière, Mourad Krinah a pris conscience de la dynamique qu’entraîne la répétition d’un motif: à partir de là, il a conçu ses papiers peints. La répétition du motif, par son abstraction et la géométrie d’ensemble, produit à première vue une œuvre décorative, mais cet effet se dissout lorsqu’on s’en approche : le motif politique reprend ses droits.
Ce jeu sur le cryptage de l’image sert l’intention profonde de Mourad Krinah: interrompre le f lux visuel des images médiatiques en captant l’attention du spectateur, en l’obligeant à s’arrêter.
Dans Maghreb Deconstruct, Krinah poursuit aussi un travail sur le thème décoratif: les zelliges, qui constituent une partie importante de l’environnement visuel de toutes les villes du Maghreb, se prêtent ici au jeu entre le décoratif et le politique.
En travaillant sur les compositions sérielles qu’ils offrent, en y introduisant de la différence au sens de Derrida, en traitant les manifestations comme des éléments de la composition, Mourad Krinah suggère le mouvement dans les sociétés du Maghreb.
"Casbah , performance", 2018 de Aymeric EBRARD/ Saadia SOUYAH - Courtesy de l'artiste © Photo Éric Simon
Quand des artistes français participent à l’exposition « Vu d’Alger », ils n’ont pas nécessaire- ment une expérience de la ville mais décentrent leurs points de vue dans une sorte de «politique de l’amitié » pour reprendre le titre d’un ouvrage de Derrida qui consiste à penser à partir de l’autre.
La démarche d’Aymeric Ebrard en est emblématique : la curiosité de l’artiste le porte à étudier des cultures ou des lieux ayant subi et combattu les impérialismes. à la recherche d’Alger, l’artiste se fonde sur une vue aérienne de la ville reproduite dans les années 30 par Le Corbusier, qu’il a fait imprimer sur voile.
L’exhumation de cette photographie extraite du schéma directeur de la ville d’Alger (le fameux Plan Obus f inalement jamais réalisé) et conservée dans les archives du Corbusier rappelle l’ambiguïté de l’architecte. Sensible à la « poésie d’Alger » pour reprendre le titre de son essai. l’architecte rêve d’une nouvelle prise de possession du territoire par la planif ication urbaine, comme le montre en écho à l’œuvre d’Aymeric Ebrard un autre document provenant de la même source. Dans la performance intitulée Casbah, le voile, porté par la danseuse Saadia Souyah, fait revivre l’esprit de la médina (ses formes géométriques, ses labyrinthes, sa citadelle, ce qui reste des remparts qui la ceinturaient). Métaphore de la ville fortif iée qui a longtemps protégé au sein de ses murs les méandres de ses circulations, il est cette frontière entre ce qui est donné à voir et ce qui est caché. Métaphore encore de « l’enroulement colchéen des médinas autour de la mosquée » selon les termes de l’artiste, le voile l’est aussi de la maison, fermée sur la rue austère mais ouverte sur le patio et sa cour intérieure : tout à la fois une poésie, et une défense.
L’image d’une ville n’est pas seulement de nature visuelle; celle Que Nicolas Darrot a d’Alger qu’il ne distingue pas d’autres villes de l’Algérie lui a été inspirée par le chanteur Mohamed
Lamouri auquel il rend hommage.
La marionnette électronique du chanteur aveugle est animée par sa voix si caractéristique
dont le timbre a bouleversé le public du métro de Paris avant celui des concerts. L’artiste saisit le geste d’intimité du chanteur avec son instrument : la caresse du clavier lorsqu’en chantant,
Mohamed Lamouri rapproche le mini clavier portable de son visage.
Les chansons ont rendu visible pour lui la ville d’Alger que paradoxalement ni l’un ni l’autre n’ont pourtant vue. L’artiste plasticien comme le musicien est alors médium dont l’expression capte ce qui se dérobe aux yeux.
Vu d’Alger, c’est aussi prendre en compte à travers les travaux de Dalila Dalléas Bouzar, Souad El Maysour, Katia Kameli la critique de régimes visuels profondément étrangers les uns aux autres mais qui appartiennent à l’histoire visuelle de la ville et ont en commun d’émerger d’un double point de vue de France et d’Algérie.
C’est l’histoire de l’art et plus particulièrement l’orientalisme que Dalila Dalléas Bouzar interroge dans la série Femmes d’Alger. La référence au tableau de Delacroix n’est pas dictée par une volonté de dénonciation d’un point de vue colonial (Delacroix contrairement aux autres orientalistes s’est vivement opposé aux destructions d’Alger). Il s’agit plutôt d’une remise en perspective par une femme interrogeant le tableau en tant que peintre algérienne du XXI ème siècle.
Le rapport d’extériorité, voire la sacralisation, qu’institue cette scène de genre est aboli. Une mémoire active et critique garde la mise en scène, les lignes-force du tableau de Delacroix, mais fait disparaître tout l’exotisme du décor et des vêtements qui ont fasciné le peintre du XIXe siècle.
Dans Femmes d’Alger de Delacroix, l’artiste trouve matière à ses propres questionnements : qu’est-ce que ce titre signifie aujourd’hui ? quelle sorte d’espace le tableau crée-t-il ? L’écart de temporalité sert une dynamique : le tableau a déjà fait l’objet d’interprétations dont les plus célèbres sont celles de Picasso ou de l’écrivaine Assia Djebar.
Dans un va-et-vient avec le tableau de Delacroix, l’artiste émet plusieurs propositions: l’affirma- tion de la femme comme sujet, celle de son africanité sans pourtant se détacher du sentiment d’actualité que lui donne le tableau du peintre français. Sans doute parce que les Femmes d’Alger continuent à regarder la jeune peintre algérienne, qui, en retour, les regarde et répond dans une histoire.
Sur un autre registre, celui de la carte postale de l’époque coloniale représentant des « Maures- ques » ou des « Juives » selon les termes utilisés à la période coloniale, désignations interchan- geables selon les besoins du commerce comme l’a remarqué l’historienne C. Tauraud, la démar- che de Souad El Maysour est d’abord de nature politique : se saisissant de cette marchandisa- tion du corps exotisé, elle garde les coiffes qui ethnicisent ces femmes mais supprime les mises en scène voyeuristes.
Travaillant à l’instar d’autres artistes sur une mémoire fragile, l’artiste cherche à restituer le seul regard de ces femmes : les sérigraphies ne conservent en effet de leur origine que l’empreinte du henné utilisé lors du tirage. Par là-même, dissipant les fantasmes, elle les réintroduit d’abord dans une communauté de femmes ensuite dans une aire géographique. Le double rapport de domination colonial et masculin qui régissait la carte postale disparaît au profit d’une anamnèse qui institue une nouvelle histoire.
Katia Kameli, quant à elle, aime à se référer à la pratique situationniste de la ville, à la dérive qui amène à découvrir des aspects de la ville auxquels rien ne nous prépare. La dérive est l’occasion de surprises, de sorties de soi et donc d’un regard nouveau porté sur l’environnement quotidien.
Bledi est un point de vue inattendu sur une cité, à partir d’un alignement de paraboles toutes orientées dans la même direction: au-delà des suggestions sur le rôle de la télévision, c’est un paysage urbain déserté par les humains que l’artiste donne à voir. Elle peut amener à un kiosque où sont vendues des cartes postales très prisées des Algérois. Ces cartes forment pour l’artiste un paysage de l’histoire algérienne, de la période coloniale à une époque plus récente. Elle en fait une vidéo intitulée Le Roman algérien, avec un œil qui pourrait être celui d’une anthropologue.
Une des images de la vidéo est celle qui est reproduite dans le caisson lumineux : ce fragment est intitulé L’œil se noie, empruntant son titre à un inédit de Fanon récemment publié. De fait la cadrage de l’artiste met en évidence la rencontre fortuite dans ce kiosque de la photographie de Fanon, d’une image orientaliste représentant une « Mauresque », une carte postale du port d’Alger et d’autres éléments. Raccourci saisissant de l’histoire algérienne depuis le XIXe, la composition aléatoire doit à la vision de l’artiste de constituer infine une histoire éclatée à laquelle le penseur de l’anticolonialisme que fut Frantz Fanon donne tout son sens.
Vu d’Alger, un nom de ville, un nom de pays, dont l’art part, auquel il revient, migrations de sens et migration des sens. Miroir d’une ville, mais plus encore miroirs que nous tend la ville.
Bernadette N. Saou-Dufrêne
Commissaire d'Exposition : Bernadette Nadia Saou-Dufrêne
Architecte: Amar Lounas
Graphisme et mise en page: Mourad Krinah
Remerciements
Jean-Luc et Takako Richard, Philippe Munoz, Omar Belhouchet (El Watan), Aïssa Kadri, Daniel et Geneviève Gall, Farid Yaker, FFA.
Galerie Richard
74 rue de Turenne
75003 Paris
https://www.galerierichard.com
Jours et horaires d’ouverture : du mardi au samedi de 13h à 19 h.