Exposition Peinture Contemporaine: Jens FÄNGE «Inner Songes»
Détail "The Circle Opens", 2020 de Jens FÄNGE - Courtesy de la galerie Perrotin Paris © Photo Éric Simon
Du 6 février au 27 mars 2021
Les tableaux en trois dimensions de Jens Fänge invitent le public à se plonger dans des paysages oniriques chaotiques, dans lesquels des personnages, des visages et des meubles récurrents semblent flotter dans des intérieurs domestiques dépouillés ou sur des arrière-plans abstraits. En plus d’utiliser de petits éléments en bois et en cuivre pour construire et peupler plusieurs plans dans chaque composition, Fänge repousse encore les limites de la dimension picturale en prolongeant son univers fictionnel au-delà du plan généralement hermétique du tableau, pour le faire entrer dans l’espace réel.
À l’occasion de sa seconde exposition à la galerie Perrotin de Paris intitulée "Inner Songes", l’artiste présente plus d’une vingtaine de nouveaux tableaux et déploie une scénographie transformant l’espace d’exposition en une composition à taille humaine.
S’affranchissant des frontières entre ses œuvres et leur espace d’exposition, Fänge utilise des photographies modifiées de ses compositions encadrées ou des clichés de son propre environnement pour créer un autre plan pictural. On retrouve un procédé de récursion similaire dans le triptyque Stefaneschi de Giotto, datant d’environ 1330, dans lequel une version miniature du retable apparaît dans son propre panneau central.
"Grande Tête (Morgensen)", 2020 de Jens FÄNGE - Courtesy de la galerie Perrotin Paris © Photo Éric Simon
Détail "Grande Tête (Morgensen)", 2020 de Jens FÄNGE - Courtesy de la galerie Perrotin Paris © Photo Éric Simon
Fänge ose s’aventurer plus loin. Il peint des tableaux dans ses tableaux et crée des cadres dans les cadres, mais il considère également la galerie comme une méta-composition, dans laquelle le public devient un sujet qui contemple les œuvres. Dans cette mise en abyme merveilleuse et déstabilisante, ce dernier est à la fois observateur et participant.
Avec leurs yeux fortement maquillés, leurs sourcils fins et arqués et leurs cheveux soignés, les protagonistes androgynes des tableaux de Fänge rappellent certains portraits expressionnistes allemands des peintres Otto Dix et Elfriede Lohse-Wächtler. Les objets et styles choisis corroborent parfois cette esthétique rappelant vaguement les années 1920/30. Grande Tête (Aalto), par exemple, contient une chaise longue imaginée par Alvar Aalto (vers 1931-32).
Les arches et les fenêtres simplifiées de "The Inn" évoquent en outre les tableaux modernistes dépouillés de George Ault représentant Brooklyn à la fin des années 1920.Cependant, ces marqueurs temporels se heurtent à des anachronismes, comme les sandales blanches de style Birkenstock portées par le personnage renversé de Grande Tête (Mogensen). Comme souvent dans les rêves, les tableaux de Fänge prennent racine dans le monde réel, mais finissent par bâtir leur propre notion de la réalité à travers des références intertextuelles. Les figures et les formes récurrentes représentées dans une palette discrète de roses pâles, de blancs ternis, d’ocres et de bleus délavés provoquent un étrange sentiment de familiarité, une sorte de déjà-vu.
Pourtant, si ces tableaux décrivent des scènes qui ont déjà eu lieu, impossible de savoir précisément où et quand.
Au lieu de peindre une scène sur un seul plan unidimensionnel, Fänge assemble plusieurs composants disparates pour donner vie à ses tableaux. Il peint chaque élément séparément, qu’il soit découpé dans une planche en bois ou dans une fine feuille de cuivre, et décore souvent ses sujets de motifs complexes, en contradiction avec leur matérialité naturelle.
L’artiste déplace ensuite ces formes peintes sur différents arrière-plans peints, jusqu’à ce que «la scène se résolve elle-même», selon ses propres mots. Le chat à la fourrure colorée rappelant un ouvrage au crochet et représenté léchant sa queue n’avait initialement pas pour vocation d’orner les marches de Looser Grip, Sweeter Lightness, de même que le personnage assis à l’envers dans Grande Tête (Morgensen) n’avait pas été imaginé dans le but d’être suspendu à la mâchoire d’une immense tête, tel un collier de barbe. Pourtant, tous les éléments finissent par adopter leur position adéquate. Comme dans un puzzle, il est nécessaire d’examiner les différentes composantes, mais vain de tenter de les interpréter avant qu’elles se rassemblent pour former un tableau complet.
L’utilisation singulière des échelles et de la perspective par Fänge génère un sentiment prédominant d’instabilité et de fragilité onirique, commun à tous ses tableaux. Dans de nombreuses compositions, des personnages qui semblent occuper le même espace physique paraissent tantôt monstrueusement grands, tantôt dérisoirement petits, laissant le public dubitatif quant à la taille « correcte » (et quant à la pertinence d’une telle appréciation). Les silhouettes renversées évoquent la chute ou l’envol, mais on ne comprend pas clairement si ce sont les sujets de Fänge ou celles et ceux qui les contemplent qui souffrent de vertige.
Peut-être l’orientation des protagonistes des tableaux, au lieu de signaler leur chute, indique au public qu’il les contemple en vue plongeante. Qu’il flotte au-dessus des scènes de Fänge, de la même façon que les personnages découpés dans le bois planant au-dessus des arrière-plans peints. Cette sorte de confusion spatiale est exacerbée à travers les tableaux par de fortes lignes diagonales. Les formes obliques constituent à la fois des éléments abstraits (les triangles étirés, qui évoquent un cadre asymétrique dans A Certain Ratio) et des représentations architecturales (les parois et les sols inclinés dans Navigator).
En donnant l’impression que certains éléments picturaux pourraient glisser hors de la composition, les perspectives déséquilibrées de Fänge provoquent chez les spectateurs et les spectatrices des sensations concrètes de désorientation. Encore une façon, pour l’artiste, de ne pas limiter son univers fictif au cadre du tableau et de l’amener à notre rencontre dans le monde réel.
Mara Hoberman
Galerie Perrotin
76 rue de Turenne
75003 Paris
France
Jours et horaires d’ouverture : du mardi ai au samedi de 11h à 19h.