Virginie YASSEF « DOGS DREAM »
"Le Château de l’Araignée (projet Castor)", 2013 de Virginie YASSEF - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois © Photo Éric Simon
Du 1er avril au 28 mai 2022
Pourquoi n’accorderait-on pas au rêve ce qu’on refuse parfois à la réalité, soit cette valeur de certitude…?
Selon les Runa d’Amazonie, dont l’anthropologue Eduardo Kohn a précisément étudié la cosmologie, grâce aux rêves, ces produits de l’errance de l’âme, nous, les humains, pouvons échapper à la certitude de notre exception, celle-là qui a poussé l’Occident à nommer « culture » ce que nous créons et dont nous pouvons nous prévaloir, et « nature » tout ce reste incompréhensible, indompté encore, voire indomptable.
Tiré de la vidéo "Dogs dream", 2021 de Virginie YASSEF - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois © Photo Éric Simon
C’est grâce aux rêves que nous pouvons nous affranchir de cet « autisme cosmologique »1 , sortir de cet isolement ontologique et entrer, enfin, en communication avec les autres espèces, vivantes et mortes, reconnaître, enfin, leur puissance d’agir et de penser. Car, ce qu’il faut comprendre, c’est que le rêve, comme la pensée, n’est pas un privilège humain. Les chiens rêvent aussi et dans leurs songes ils sondent les tremblements de la terre.
"Les colonies atteindront Paris en 2025", 2012 de Virginie YASSEF - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois © Photo Éric Simon
"Cheis", 2008 de Virginie YASSEF - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois © Photo Éric Simon
Les œuvres ou plutôt les « visions » qu’offrent les environnements, les films, les mises en scène et les ensembles photographiques de Virginie Yassef empruntent cette voie du rêve pour illustrer les relations entre espèces, dérouter la perception et l’accompagner hors des limites de la perspective humaine, dans un labyrinthe de sons et de signes.
Si aucune analyse scientifique n’a jamais prouvé que le comportement des chiens pouvait annoncer les tremblements de terre, comment expliquer dès lors leur sommeil agité avant le séisme, leurs narines qui palpitent, leurs oreilles collées sur l’asphalte qui gronde sourdement ?
"Scénario fantôme", 2008 de Virginie YASSEF - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois © Photo Éric Simon
"Dogs dream, It wasn't meant to be known", 2021 de Virginie YASSEF - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois © Photo Éric Simon
Contre le mythe de la méthode, il y a la méthode du mythe. Fascinée par Le Château de l’araignée, ce chef-d’œuvre cinématographique des années 1950 signé Akira Kurosawa, qui revisite l’histoire de Macbeth dans un Japon féodal peuplé de forêts hantées de spectres et d’animaux prophétiques, Virginie Yassef, plus spirite que scientifique, propose une exposition sous la forme d’une énigme à ne pas résoudre, un rêve éveillé dont les clefs d’interprétation n’appartiennent à personne, un trait d’union entre les mondes humains et non-humain.
"Le Château de l’Araignée (projet Castor)", 2013 de Virginie YASSEF - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois © Photo Éric Simon
Dans le film de Kurosawa, les samouraïs sont face à un dilemme qui résonne métaphoriquement, si ce n’est tragiquement, avec notre condition contemporaine. Faut-il se battre ou rester confiné dans la forteresse ?
Si on choisit le combat, alors il faut se préparer à se frayer un chemin parmi les branches qui ploient, à n’être plus guidé que par le cri des oiseaux de malheur, à se perdre dans le labyrinthe de la forêt. « Emprunter la voie du démon »2 qui mène au cœur de la toile de l’araignée. Dans cette forêt de poutres en carton-pâte, faisant « apparaître concrètement des choses qui n’existent pas »3 à l’aide d’une bande-son spatialisée, Virginie Yassef invite aussi à naviguer entre le naturel et l’artificiel, à cesser de les opposer, à les confondre même.
Si Eduardo Kohn, tel un chamane ou un diplomate cosmique, convie à rêver avec les chiens et penser comme les forêts, le pouvoir illusionniste de Virginie Yassef parvient, en entrelaçant des sons et des images créées de toutes pièces, « [en créant sa] réalité avec des choses fausses »4 , à défier les limites physiques de la réalité.
Tristan Bera
1. Eduardo Kohn, “How dogs dream: Amazonian natures and the politics of transspecies engagement ”, American Ethnologist, Vol. 34, No. 1, 2007, pp. 3–24, par l’Association Américaine d’Antropologie. Publication en ligne.
2. Citation extraite du Château de l’Araignée (蜘蛛巣城, Kumonosu-jo) d’Akira Kurosawa (1957).
3. Virginie Yassef en conversation avec Philippe Quesne et Julie Pellegrin, in Virginie Yassef, Digressions 04, Centre d’art contemporain La Ferme du Buisson en collaboration avec les éditions Captures, 2018.
4. Ibid.
Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois
33 - 36 rue de Seine
75006 Paris
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