Luc TUYMANS « Eternity »
Détail "Polarisation - based on a data visualizationby Mauro Martino", 2021 de Luc TUYMANS - Courtesy de l'artiste et de la Galerie David ZWIRNER © Photo Éric Simon
Du 10 juin au 23 juillet 2022
David Zwirner a le plaisir de présenter Eternity, une exposition de peintures inédites de Luc Tuymans dans les espaces de la galerie de Paris. L’artiste belge y présente ses travaux les plus récents, dans la continuité de sa longue exploration critique de la notion d’image : par rapport à l’histoire de la peinture en général, mais aussi vis-à-vis de l’un des enjeux inhérents au médium, l’illusion, analogie potentielle de l’idée d’une certaine déréliction sociopolitique touchant toujours plus les sociétés occidentales.
C’est une nouvelle opportunité de mettre au jour le rapport ambigu et changeant entre « voir » et « savoir » qu’interroge sa pratique artistique depuis plusieurs décennies, cette fois en écho au concept de « politique de l’éternité » qu’on trouve chez Timothy Snyder. Spécialiste réputé d’histoire et géopolitique contemporaine, l’États-unien relie étroitement cette notion à une dynamique inverse, celle de la « politique de l’inévitabilité » : l’éternité serait le signe de l’effondrement de toute inévitabilité, c’est-à-dire l’abandon de l’illusion d’un progrès perpétuel.
"Polarisation - based on a data visualizationby Mauro Martino", 2021 de Luc TUYMANS - Courtesy de l'artiste et de la Galerie David ZWIRNER © Photo Éric Simon
Mais cette éternité qui fournit son titre à l’exposition ne débouche, selon Snyder, que sur un cycle pernicieux, stérile et narcissique, favorisant la propagande et les arrangements avec la vérité. Seizième collaboration entre Luc Tuymans et la galerie, constitue aussi sa première exposition personnelle à Paris.
Luc Tuymans est aujourd’hui connu et reconnu de toutes et tous pour l’esthétique singulière que déploient ses peintures exploitant la double puissance des images, à la fois expressives et énigmatiques. Depuis ses débuts dans les années 1980, l’artiste invente et défend une approche personnelle de la peinture figurative, s’éloignant résolument de la notion de narration pour lui préférer l’expérimentation autour des diverses façons d’incorporer de l’information dans telle ou telle scène, motif ou symbole.
"Gloves", 2021 de Luc TUYMANS - Courtesy de l'artiste et de la Galerie David ZWIRNER © Photo Éric Simon
"Gloves", 2021 de Luc TUYMANS - Courtesy de l'artiste et de la Galerie David ZWIRNER © Photo Éric Simon
Maniant et combinant différentes couches de signification, différents imaginaires préétablis, issus de sources variées, l’artiste emploie une palette restreinte et parfois terne en apparence, comme si ces œuvres procédaient de réminiscences floues, de souvenirs confus, d’une mémoire chancelante. Pourtant, sous cette relative absence d’éclat couve la flamme de questions morales, complexes et épineuses que l’artiste soulève vis-à-vis de l’histoire et ses représentations traditionnelles, mais aussi de la vie quotidienne et de sa banalité.
Face aux notions classiques que mobilisent l’histoire, la mémorialisation, le monument, chaque toile de L. Tuymans entreprend simultanément un travail de sape et de renouvellement, s’affrontant sans relâche à l’ambiguïté de toute signification.
"Library", 2021 de Luc TUYMANS - Courtesy de l'artiste et de la Galerie David ZWIRNER © Photo Éric Simon
Le tableau qui reprend le titre de l’exposition, Eternity (2021), compte certainement parmi les toiles les plus hautes en couleurs dans l’œuvre entier du peintre. On y voit une forme sphérique, lumineuse, traitée comme un champ de couleur pure, rappelant les compositions de Mark Rothko ou Kenneth Noland.
Mais à y regarder de plus près, les contours irréguliers et la surface imparfaite de la sphère font signe vers un référent réel : ici, le récipient de verre mis au point par Werner Heisenberg pour reproduire, dans son laboratoire, l’explosion d’une bombe à hydrogène. Le physicien et chercheur allemand de génie était l’un des fers de lance de l’effort du IIIe Reich pour obtenir des armes atomiques pendant la Seconde Guerre mondiale — on ne sait toujours pas aujourd’hui dans quelle mesure il a encouragé ou au contraire freiné ce projet.
"See", 2021 de Luc TUYMANS - Courtesy de l'artiste et de la Galerie David ZWIRNER © Photo Éric Simon
Luc Tuymans a souvent fait référence à des pages sombres ou traumatiques de l’histoire, mais ses œuvres ne prennent pas directement pour sujet telle ou telle atrocité. Il s’agit plutôt de mettre en lumière les façons dont elles sont incorporées dans le récit historique et dans la mémoire collective, à travers des images qui se révèlent potentiellement indéfinissables, polymorphes, et toujours porteuses en fin de compte d’une part d’humanité, aussi infime soit-elle ainsi l’artiste met-il ici au premier plan la part de beauté que porte la destruction.
"Eternity", 2021 de Luc TUYMANS - Courtesy de l'artiste et de la Galerie David ZWIRNER © Photo Éric Simon
De même, une série de quatre peintures où, sur un simple fond blanc uniforme, semblent exploser des étoiles bleues ou rouges, fait venir à l’esprit plusieurs points de référence : feux d’artifice, prolifération virale, ou encore n’importe quel drapeau national tricolore. Au-delà de l’abstraction qui semble caractériser le motif, les tableaux sont bel et bien ancrés dans le réel, puisqu’ils reprennent le travail d’équipes de chercheurs voulant représenter visuellement les données relatives à la polarisation du Congrès états-unien sur plus de six décennies. Le peintre a sélectionné quatre années qui jalonnent l’ensemble de cette étude au long cours : 1951, 1967, 1989 et 2011.
À mesure qu’on progresse dans le temps, on voit s’estomper les traînées grises qui signalent des collaborations et échanges entre les deux partis : ainsi la couleur bleue du parti démocrate finit-elle par nettement s’opposer au rouge du parti républicain, dénotant l’évolution politique du pays vers des positions partisanes de plus en plus irréconciliables. Luc Tuymans imprime une rotation à quatre-vingt dix degrés aux données infographiques, dans une « représentation » alternative qui joue avec l’idée de monumentalité comme avec la signification de ce genre d’images.
"Fantomas", 2022 de Luc TUYMANS - Courtesy de l'artiste et de la Galerie David ZWIRNER © Photo Éric Simon
Le diptyque Gloves (2021) semble lui aussi, à première vue, indéchiffrable ou presque. L’ensemble rappelle vaguement une scène de crime ou un laboratoire, mais s’inspire en réalité d’un tutoriel vidéo, glané sur YouTube, montrant un peintre qui nettoie ses pinceaux. Un tablier et des gants de travail ou de sport deviennent, par le truchement de couleurs évoquant celles d’une pellicule de celluloïd se dégradant petit à petit, quasiment l’équivalent d’instruments de boucherie offrant une comparaison implicite mais puissante avec le rôle des peintres à l’époque contemporaine.
"BBC", 2021 de Luc TUYMANS - Courtesy de l'artiste et de la Galerie David ZWIRNER © Photo Éric Simon
Deux œuvres en particulier tissent une connexion tangible avec la France, soulignant l’étroite interrelation de l’actualité et des enjeux géopolitiques. Malgré l’emploi d’un camaïeu de bleus bien peu naturel et les dimensions à taille humaine du tableau, on devine instantanément dans la silhouette d’After le protagoniste du peinture de 1850 de Jean-François Millet, hommage au rôle crucial des paysans dans la France post-révolutionnaire du XIXe siècle.
La courbe qui figure juste au-dessus de la silhouette suggère que Luc Tuymans réplique les reproductions industrielles sur plaque émaillée du tableau originel destinées aux touristes. Sur le même mode, Fantômas consiste en un gros plan du visage du génie criminel dont les exploits furent publiés en feuilleton dès 1911 : ici, c’est l’apparence emblématique qu’il revêt à partir des années 1960 qui est mise à l’honneur, ses yeux perçants et son masque bleu donnant au personnage maléfique l’apparence d’un extra-terrestre.
"Distancing", 2021 de Luc TUYMANS - Courtesy de l'artiste et de la Galerie David ZWIRNER © Photo Éric Simon
D’autres œuvres travaillent les dérapages ou les manques du savoir empirique, tournant en dérision certains marqueurs contemporains de l’opulence, et leur déclin inéluctable. On trouve par exemple dans l’exposition un trompe-l’œil doré figurant une bibliothèque, éclairée si violemment qu’elle semble sur le point de disparaître ; la représentation d’une maison construite telle un château, éminemment cliché et nostalgique ; une toile aux dimensions monumentales figurant une pile de pêches pourrissantes qui rappellent plutôt les crânes de Cézanne que ses fruits ; ou encore une variation sur un photogramme du film soviétique Planeta Bur (La Planète des tempêtes, 1962), dans lequel des spationautes cherchent des traces de vie humaine sur Vénus.
Enfin peut-on contempler l’un des rares autoportraits de l’artiste : il s’y représente en train de barboter dans la mer, le regard perdu vers le lointain. Il semble flotter distraitement, nonchalamment, son corps se reflétant dans les vagues qui déferlent autour de lui, comme s’il incarnait une certaine ambivalence existentielle, ou ce que l’on ressent face à l’immensité de l’inconnu.
Né en 1958 à Mortsel, Belgique, Luc Tuymans est l’un des peintres les plus importants de sa génération. C’est en 1990 en Belgique que ses œuvres sont pour la première fois présentées au sein d’institutions muséales, au Provinciaal Museum voor Moderne Kunst d’Ostende puis au Vereniging voor het Museum van Hedendaagse Kunst de Gand.
En 2001, l’artiste représente la Belgique à la Biennale de Venise, s’attirant des critiques élogieuses.
Luc Tuymans est représenté par la Galerie David Zwirner depuis 1994. Il vit et travaille à Anvers.
Galerie David ZWIRNER
108, rue Vieille du Temple
75003 Paris
France
Jours et horaires d’ouverture : du mardi au samedi de 11h à 19h.