Danielle ORCHARD « PAGE TURNER »
Détail "Balance", 2022 de Danielle ORCHARD - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Perrotin © Photo Éric Simon
Du 3 septembre au 8 octobre 2022
«Je ressens toujours le désir de chercher ce qu’il y a d’extraordinaire dans les choses ordinaires; suggérer sans imposer, laisser toujours une petite touche de mystère dans mes peintures.»
Danielle Orchard pourrait faire siennes ces paroles de Balthus, dont les réminiscences multiples habitent ses dernières œuvres, où le quotidien croise l’étrangeté, le domestique côtoie l’atemporel.
Si son travail convoque régulièrement l’histoire de la peinture, de Cézanne à Picasso, de Bonnard à Matisse, que ce soit à travers une référence stylistique au point de vue multiple du cubisme analytique, ou la récurrence de sujets d’un musée imaginaire de la femme à sa toilette aux odalisques qu’elle revisite avec le regard d’une femme artiste du XXIe siècle , les toiles réunies dans l’exposition Page Turner font écho, de manière consciente et directe, au maître des jeunes filles, des chats et d’un temps suspendu, dont l’œuvre, nimbée d’un halo de scandale, a nourri sa formation aux beaux-arts, forgeant d’abord sa vision de la peinture en une «conversation formelle», puis alimentant son goût pour une tension narrative énigmatique et subversive.
"Page Turner", 2022 de Danielle ORCHARD - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Perrotin © Photo Éric Simon
Dans Lessons, Danielle Orchard évoque sa fascination pour le jeune modèle de Balthus, suspendue dans une rêverie solitaire et suggestive dans Thérèse rêvant (1938, Metropolitan Museum, New York), qu’elle imagine plus âgée, se livrant à un exercice pictural de transposition d’une jeune ingénue en un autre stéréotype féminin, interrogeant ainsi la place de la femme modèle, artiste, spectatrice dans l’histoire de la peinture.
Le titre de l’œuvre Lessons évoque les multiples références sédimentées et le dialogue avec les maîtres anciens: Balthus lui-même regardait du côté de Piero della Francesca ou Derain, revendiquant un héritage pour mieux inventer l’inédit de son propre univers.
"Tan Lines", 2022 de Danielle ORCHARD - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Perrotin © Photo Éric Simon
De même l’œuvre Cheating at Solitaire évoque-t-elle La Partie de cartes (1948-1950) de Balthus et à travers elle Les Tricheurs du Caravage, soulignant ainsi la manière dont les personnages de Danielle Orchard évoluent au sein d’un «espace de mémoire», où se croisent également les différentes catégories de la peinture, de la scène de genre à la nature morte, en passant par le nu. Un nu, omniprésent et décalé, atemporel et abstrait, alors même qu’il apparaît dans la familiarité de scènes du quotidien.
Ces nudités, insolites et singulières, explorent la représentation du corps féminin à travers des activités qui, pour être domestiques, n’en acquièrent pas moins le statut de « cérémonies » intimes ou de rituels ordinaires, comme en témoigne Women’s Work : l’artiste, qui aime jouer sur les déplacements, tordre le réel et détourner le contexte, y représente une femme nue, à la présence hiératique et monumentale, en train de suspendre son linge dans un jardin. Les tonalités bleutées, la géométrie de la construction, la transparence fantomatique des vêtements, la forme ogivale de l’ouverture dans laquelle s’inscrit, à l’arrière-plan, une autre silhouette féminine, confèrent à l’œuvre un caractère allégorique et sacré.
"Pêches Plates", 2022 de Danielle ORCHARD - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Perrotin © Photo Éric Simon
Cette rencontre de la sphère de l’intime et de l’universel évoque l’iconographie des tombes étrusques de Tarquinia dans lesquelles la représentation d’activités domestiques et quotidiennes offrait au défunt un vecteur vers l’éternité. De par l’omniprésence de la nudité et la récurrence des scènes d’une intimité féminine, l’artiste fait ressurgir la question du voyeurisme dans l’histoire de la peinture, soulevée par l’iconographie classique de Diane au bain ou Suzanne et les vieillards, mises en scène d’un regard interdit.
Dans une œuvre aux accents orientalistes, Yellow Bathroom, trois silhouettes sont surprises dans l’intimité d’une salle de bain et dans la simple banalité de gestes quotidiens, ici transcendés par une lumière solaire. Jouant sur l’imbrication de l’espace et du temps, l’artiste suscite un doute: s’agit-il de trois femmes se livrant à différents gestes de la toilette, ou d’une seule femme représentée à la manière d’un storyboard à trois moments de sa routine quotidienne?
"Lois", 2022 de Danielle ORCHARD - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Perrotin © Photo Éric Simon
La monumentalité des toiles de cette nouvelle série ainsi que l’échelle des corps, représentés pour la plupart, à taille réelle, créent une véritable intimité avec le spectateur. Ce dernier se retrouve en position de voyeur par le jeu multiple des miroirs dont les plus troublants se dessinent dans Page Turner, toile qui donne son titre à l’exposition.
Dans cette œuvre où se croisent les allusions à la Venus au miroir (1647) de Velasquez et à L’Olympia (1863) de Manet, l’artiste évoque la question souvent occultée de l’onanisme et de l’auto-érotisme au féminin. Cette scène intime est révélée par un miroir qui cadre une partie du corps, alors qu’un autre reflète uniquement le visage, opérant ainsi un morcellement du personnage.
"Skinny Pop" , 2022 de Danielle ORCHARD - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Perrotin © Photo Éric Simon
Ce «divorce» entre le visage et le corps crée un mouvement, un déplacement presque cinématographique dans l’œuvre. Il y a en effet quelque chose d’un sentiment de la disparition dans la manière qu’a Danielle Orchard de transfigurer la banalité du quotidien en des images étranges et mystérieuses.
Cette sensation est renforcée par la multiplication des plans et l’imbrication des espaces comme dans Earthly Demands, où les jeux de reflets et de miroirs, le sentiment de solitude face à son double, l’apparition d’un regardeur dans l’encadrement d’une fenêtre, interrogent la place du spectateur face à l’œuvre.
Si les références picturales sont constitutives de l’œuvre de Danielle Orchard, les allusions cinématographiques y apparaissent aussi ponctuellement, notamment l’évocation de classiques hitchcockiens comme Fenêtre sur cour qui donne son titre à la toile Rear Windows: il y est encore question du regard et de la position du regardeur, entre la scène du premier plan et celle de l’arrière-plan qui se répondent sans hiérarchie, créant une narrativité et une tension cinématographiques.
"Lint", 2022 de Danielle ORCHARD - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Perrotin © Photo Éric Simon
C’est encore le souvenir d’Hitchcock qui semble convoqué dans Shaving, où le filet écarlate qui dessine une spirale autour des pieds du modèle rappelle la scène de la douche dans Psychose, tout en évoquant non pas la violence d’un meurtre mais celle, plus diffuse, du petit drame ordinaire du sang menstruel ou, comme le suggère le titre, la légère coupure d’un rasoir.
De manière plus générale, les gros plans dans l’œuvre de Danielle Orchard ont, en soi, quelque chose de cinématographique: Lint rend compte d’une manière indiscrète de s’approcher du sujet, d’entrer dans une intimité, de saisir un instant dans le continuum d’une action. L’échelle de la toile induit ici une vision parcellaire du corps, dans ce processus créatif de l’artiste qui laisse une place au hasard et à l’accident dans chacune de ses œuvres.
"Rear Windows", 2022 de Danielle ORCHARD - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Perrotin © Photo Éric Simon
Cette mise en avant dynamique du «work in progress» apparaît dans les nombreuses œuvres qui ont pour sujet le lieu où la peinture advient, de l’académie à l’atelier. Jouant sur un subtil équilibre de sources de lumière et de contrastes de tonalités colorées, Balance met en scène une classe de nu d’après modèle vivant, un moment classique de la formation de l’artiste, que Danielle Orchard a bien connu, à la fois comme étudiante des beaux-arts et modèle dans le même cours, alternant les rôles, entre regardeur et regardée, dessinant et dessinée. Elle raconte comment, alors, elle « se projetait elle-même dans la position de ceux qui la dessinaient».
"Lessons", 2022 de Danielle ORCHARD - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Perrotin © Photo Éric Simon
Cette expérience des corps à travers le dessin est restée essentielle dans sa pratique si l’on en croit les nombreux fusains qu’elle réalise, qui, bien loin d’être des esquisses pour de futures peintures, constitue une création perse. Scène d’atelier encore avec Three Ghosts qui évoque la solitude du travail de l’artiste, entourée de la présence absence de trois de ses amis artistes, évoqués par les trois chevalets, flottant comme autant de voix du passé qui habitent l’atelier, telles une présence fantomatique dans un temps suspendu.
Alors que sur son propre chevalet, la lumière dessine les contours d’un autoportrait en une ombre projetée qui rappelle le mythe de l’origine de la peinture racontée par Pline l’Ancien, soulignant combien le sujet de l’œuvre de Danielle Orchard n’est autre, finalement, que la peinture elle-même. En effet, qu’elle peigne des femmes, des scènes de genre, des natures mortes ou des intérieurs, c’est avant tout la peinture que peint l’artiste, dans une tentative toujours renouvelée de cerner la manière dont «l’image façonne qui nous sommes».
"Three Ghosts", 2022 de Danielle ORCHARD - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Perrotin © Photo Éric Simon
Sa manière d’interroger les sujets et les genres de la peinture, la façon dont elle fait de ses toiles un lieu d’exploration, sont bien le signe que, pour Danielle Orchard, «la peinture n’est pas faite pour trouver des réponses mais pour poser des questions». Des questions qui sont autant d’occasions de poursuivre sa conversation ininterrompue avec l’histoire de l’art et de créer les conditions d’un dialogue inédit avec le regardeur.
— Hélène Kelmachter
Galerie Perrotin
76 rue de Turenne
75003 Paris
Jours et horaires d’ouverture : du mardi au samedi de 10h à 18h.