Tania MOURAUD « Flashback »
"Memory of a non-existent seeing", 1972, 2022 de Tania MOURAUD - Courtesy de l'atiste et de la Galerie Ceysson & Bénétière © Photo Éric Simon
Du 20 octobre au 3 Décembre 2022
Les nyctalopes le savent et ne contrediront pas Jean Rouzaud : « les clubs sont des laboratoires de recherches » . Dans son livre publié en hommage (1) aux années Palace (1978-1983), l’ancien membre fondateur de Bazooka décrypte ses souvenirs d’un lieu mythique qui hante toujours les nuits parisiennes. « Les fêtes du Palace, la magie, le carnaval, l’excitation et le culte de la nuit, de la danse...
En réalité, disons-le car c’est déterminant: les frustrations du gauchisme avaient enfanté une génération qui voulait tout casser. Punk, mais aussi retour au glamour, à la superficialité, l’apparence, la mode... Tout ce que les grands frères avaient voulu enterrer. Tout le démarrage des années 1960 : de Mary Quant à Vidal Sassoon, les Mods, Carnaby Street, le psychédélisme dandy, Pierre Cardin et Paco Rabanne.
"Made in Place 291/32", 1980, 2022 de Tania MOURAUD - Courtesy de l'atiste et de la Galerie Ceysson & Bénétière © Photo Éric Simon
Un mouvement d’expression et d’attitude mort dans l’oeuf, étouffé sous la chape de plomb des idéologies. Des désirs à rattraper. » Dans cette salle aux néons new wave et aux lasers techno, « à la fois Star Wars et disco, mais design », les stars fricotaient avec les artistes branchés, les petites frappes, les punks, les travestis, les modernes, la jeunesse dorée, les amoureux de la fête et des costumes. Heureux, malheureux, riches ou pauvres mais toujours bien chaussés. « La fête pouvait être plus importante que la vie même. La vie nocturne l’emportait sur le jour, les réalités. Le Palace ne fut ni une illusion, ni une fuite. Juste un havre de paix, de bonheur, de joie partagée et d’envie de vivre. (...) La puissance du spectacle l’emportait. On pouvait encore croire qu’une révolution sociale allait se faire doucement. Un pacte de non-agression. »
Flash Dance. Au début des années 1980, le laboratoire de Tania Mouraud faisait nuit blanche le mercredi soir, lors des soirées gays du Palace. Pendant six mois, l’artiste y réalisait ses expériences de peintures photographiques - NI peinture, NI photographie -, ambiance théâtre de l’absurde à la Ghelderode. Presque inaperçue en 1981 au studio 666 avec Alain Fleischer et Xavier Veilhan, cette série Made in Palace est aujourd’hui mise à jour par l’artiste pour son exposition Flash Back chez Ceysson & Bénétière à Paris.
Les tirages sont désormais numériques, la texture plus granuleuse, effet pointillé. Mais Tania Mouraud précise direct, pour étouffer les fantasmes : cette série n’est pas un reportage sur le Palace et le name dropping associé à la légende de ce lieu ne l’impressionne pas.
À l’inverse des photographes connus pour avoir flashés les visages mondains de l’époque, Tania Mouraud travaillait avec son Olympus grand angle, en vitesse lente et pellicule 200 ASA. Alors dans la lumière noire des nuits vitaminées, l’objectif s’ouvre comme les pupilles dilatées, le mouvement des images s’étire sur le négatif. « Je ne connais pas les psychotropes modernes », ajoute par surprise Tania Mouraud.
"Made in Palace 320/26", 1980, 2022 de Tania MOURAUD - Courtesy de l'atiste et de la Galerie Ceysson & Bénétière © Photo Éric Simon
« Ma génération, c’était les acides, la mescaline, le LSD. Les fêtes, ça peut être très beau, mais c’est toujours à la limite, c’est très triste. Je ne veux surtout pas romantiser le Palace, par contre les gens y étaient très beaux, ils étaient costumés. Le Palace me permettait de travailler en empathie avec des modèles qui surgissaient de manière instantanée. Je n’ai pas photographié le sordide, je cherchais l’onirisme. Je me retiens d’utiliser le terme ‘festif’ car on va croire qu’on s’envoyait en l’air, alors que ce travail se situe plutôt du côté de Bosch ou d’Egon Schiele. » Refusant la netteté souvent mensongère de la photographie, Tania Mouraud révèle une réalité floue et fugitive : la photographie n’est plus un arrêt sur image d’un moment de vie instantané, mais un souvenir perturbé, étiré, figé dans l’opacité.
Négatif. Les photographies du Palace en annonçaient d’autres, celles des Vitrines et des Images fabriquées (1981-1985), celles des objets suspendus aux rétroviseurs intérieurs de voitures (1986-1988). L’artiste y repoussait autrement les frontières entre photographie et peinture, sphère publique et sphère privée, pour révéler ce qui se joue derrière, là où on ne regarde pas, aux frontières du réel.
Une série du Palace qui annonçait aussi le travail de déformation et d’étirement que l’on retrouvera ensuite dans ses mots de formes réalisés à l’échelle des murs de la ville depuis 1989. Le langage est une forme plastique, déformé jusqu’à le rendre presque illisible, la typographie devient une sensation qui prime sur le sens immédiat. Autant de séries qui témoignent de la recherche d’une économie de moyen dans la production de Tania Mouraud qui expérimentait la rue comme territoire de création, comme sujet, comme inspiration.
"Art", 1992 de Tania MOURAUD - Courtesy de l'atiste et de la Galerie Ceysson & Bénétière © Photo Éric Simon
Cette recherche du dehors était déjà présente à la fin des années 1970 lorsqu’elle parasitait l’espace public avec son opération City Performance n°1, qui a fini d’assurer à l’artiste son indéniable street credibilité. Entre le 29 décembre 1977 et le 14 janvier 1978, Tania Mouraud piratait le paysage urbain de l’Est parisien en déployant le mot NI, typographie majuscule, sur 54 panneaux d’affichage publicitaire, taille 4x3m. Virulent manifeste visuel, ce cri muet, en noir et blanc, fut rendu possible par la complicité de l’annonceur Dauphin (qui a prêté les espaces) et du publicitaire Philippe Calleux (qui a imprimé les affiches). Dans le viseur de l’artiste, le bla-bla phallique du discours publicitaire, bras désarmant d’une société de consommation source de discriminations.
"City performance N°1 - Rétroactivation (Untitled 2), 1977 de Tania MOURAUD - Courtesy de l'atiste et de la Galerie Ceysson & Bénétière © Photo Éric Simon
En 1978, Tania Mouraud écrivait : « sortir de la galerie, du musée, des espaces obligés. Accepter les règles de la rue: lisibilité = redondance. (...) NI, opération sans suite ,NI teasing, ni publicité déguisée du ministère de la culture. Simplement une prise de position anonyme. Négation ultime, vérité absolue, disjoncteur universel utilisé par les logiciens occidentaux et les sages orientaux. » Et si jadis les pubards assuraient qu’avec moins de 400 affiches tout message publicitaire était réputé invisible pour le public, l’occupation textuelle de Tania Mouraud s’était pourtant hissée en seconde position dans les tests de mémorisation effectués ensuite sur public.
Mouraud définit volontairement comme un grain de sable qui vient saboter le système. Comme (2) ne écharde dans la gorge. Parasite. Ni photographe, ni peintre , ni sculpteur, ni vidéaste, ni musicienne... Tania Mouraud se (3) joue des médiums et pourrait se définir comme étant une « writer », une écrivaine de la ville, pour reprendre un terme utilisé par les pionniers du graffiti qui après elle ont eux aussi manipulé et malmené les formes parasites du langage sur les murs et métros, de New York et d’ailleurs.
"City performance N°1 - Rétroactivation (Untitled 2), 1977 de Tania MOURAUD - Courtesy de l'atiste et de la Galerie Ceysson & Bénétière © Photo Éric Simon
Et si Tania Mouraud se réfère dans son travail à de nombreux auteurs (parmi Wang Wei, Charles Reznifoff, Avrom Sutzkever), la lecture de Monique Wittig, autre écrivaine dont la pensée pulvérisait la société patriarcale, permet d’envisager autrement l’oeuvre de l’artiste : « Le langage (4) pour un écrivain est un matériaux spécial (comparé à celui des peintres ou des musiciens) puisqu’il sert d’abord à tout autre chose qu’à faire de l’art et trouver des formes, il sert à tout le monde tout le temps, il sert à parler et à communiquer.
C’est un matériau spécial parce qu’il est le lieu, le moyen, le médium où s’opère et se fait jouer le sens. Mais le sens dérobe le langage à la vue. Et en effet le langage est constamment comme la lettre volée du conte de Poe, là à l’évidence mais totalement invisible. Car on ne voit, on n’entend que le sens. Le sens n’est donc pas du langage?
Oui est-il est du langage, mais sous sa forme visible et matérielle le langage est forme, le langage est lettre. Le sens lui n’est pas visible et comme tel paraît comme du langage.
"Décorations du Mérite, médaille de la ... ou Ordre national du ...", 1994-1995 de Tania MOURAUD - Courtesy de l'atiste et de la Galerie Ceysson & Bénétière © Photo Éric Simon
"Décorations du Mérite, médaille de la ... ou Ordre national du ...", 1994-1995 de Tania MOURAUD - Courtesy de l'atiste et de la Galerie Ceysson & Bénétière © Photo Éric Simon
"Décorations du Mérite, médaille de la ... ou Ordre national du ...", 1994-1995 de Tania MOURAUD - Courtesy de l'atiste et de la Galerie Ceysson & Bénétière © Photo Éric Simon
(...). En fait, le sens est bien le langage mais il ne s’y voit pas car il est son abstraction. » Comme Wittig, Tania Mouraud s’est attaquée au langage pour provoquer ses limites (visuelles, sonores, spatiales). Toujours dans le contraste du noir et du blanc. Toujours soucieuse de créer des intervalles, de déstabiliser l’ordre convenu du discours. De faire tomber les murs.
Fille d’un héros de la résistance, né en Moldavie, mort pour la France au Vercors lorsqu’elle avait 3 ans, et d’une mère tout aussi engagée et aventurière, Tania Mouraud est une guerrière animée par « un esprit de vendetta » qui la fait sourire lorsqu’elle prononce le mot. Au début de sa carrière, Tania Mouraud signait seulement Mouraud. Elle explique : « avant, se sentir créateur équivalait à se sentir mâle, à jouer au mâle. Nous n’essayons plus, maintenant, de convaincre les mecs. Au début, je me cachais, je ne signais pas de mon nom. Pourquoi ? je ne voulais pas que ma peinture se retrouve étiquetée « féminine » (synonyme à l’époque de mauvaise peinture).
1. in Le Palace, Remember, Jean Rouzaud et Guy Marinaud, ed. Hoëbeke, 2005
2. « Etre le grain de sable que les plus lourds engins, écrasant tout sur leur passage, ne réussissent pas à briser » , écrivait Jean-pierre 2 Vernant. Il ajoutait, à propos des Accords de Munich : « Ils me sont restés dans la gorge ».
3. Il ne reste quasiment plus que des cendres des premières peintures de Tania Mouraud. Ses peintures médicales ou mécaniques3
réalisées au début des années 1960 se sont pour la plupart carbonisées lors d’un autodafé organisé par l’artiste elle-même, au retour d’une visite de la Documenta. Dans l’ouvrage (ed. Flammarion, 2004), Arnauld Pierre revient sur ce geste fondateur : « Loin d’être resté un événement confiné à la sphère privé, l’artiste a voulu lui donner une portée publique. (...) Comme on s’en doute, cette entrée en art par un geste qui semble en signifier la mort proche n’a fait que l’apparence du paradoxe. Entrer dans la carrière en faisant semblant d’en sortir, c’est en fait une posture que l’on a souvent adoptée dans la génération à laquelle appartient l’artiste; elle traduit l’impérieuse nécessité de faire reconnaître comme un préalable la mort de l’art avant de mener toute action réellement justifiée en ce domaine. »
4. Concernant le rapport de domination du masculin sur le féminin, Wittig écrivait ceci, qui pourrait être l’introduction idéale de 4 l’oeuvre de Tania Mouraud: « Le Bien ne doit plus renvoyer au paramètre de l’Un, du Masculin, de la Lumière mais au paramètre de
l’Autre, du Féminin, de l’Obscur ».
Galerie Ceysson & Bénétière
23 rue du Renard
75004 Paris
https://www.ceyssonbenetiere.com
Jours et horaires d’ouverture : du mardi au samedi de 11h à 19h.
Expo Solo Show: Tania MOURAUD "From CHAOS To ART" - ACTUART by Eric SIMON
Image de la vidéo de Tania MOURAUD - Courtesy the Artist and Galerie Rabouan Moussion © Photo Éric Simon Du 14 octobre au 25 novembre 2017 Tania Mouraud, figure majeure de l'art contemporain ...
http://www.actuart.org/2017/11/expo-solo-show-tania-mouraud-from-chaos-to-art.html