Les Tribulations d’Erwin BLUMENFELD 1930-1950
Du 13 octobre 2022 au 5 mars 2023
À travers près de 180 photographies — dont des ensembles jamais exposés — et de nombreux documents, l’exposition « Les Tribulations d’Erwin Blumenfeld, 1930-1950 » met en lumière la période la plus féconde du photographe. Elle offre également des éclairages sur sa vision de l’art et sur sa vie personnelle pendant l’Occupation.
Entre son installation à Paris en 1936, et les débuts de sa carrière américaine, après 1941, Erwin Blumenfeld (Berlin, 1897 — Rome, 1969) voit son destin, tant artistique que personnel, bouleversé. Sa plongée dans l’effervescence artistique de la capitale et l’univers de la mode est brutalement interrompue par la défaite de 1940. Il connaît l’errance, l’internement comme « étranger indésirable » dans plusieurs camps français avant d’obtenir un visa pour les États-Unis.
Embarqué sur le Mont Viso, il doit encore subir l’enfermement avec sa famille dans un camp français au Maroc. Blumenfeld traverse cette tourmente comme nombre d’artistes juifs, mais peut se réfugier in extremis aux États- Unis, où il renoue immédiatement avec l’industrie de la mode.
"Autoportrait dans le studio de la rue Delambre, Paris", 1939 de Erwin BLUMENFELD © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
La période des années 1930 aux années 1950 est aussi celle de la révélation de son talent photographique, le moment d’une expérimentation artistique originale et foisonnante, poursuivie avec la même ferveur de Paris à New York. Après des débuts dadaïstes, marqués par des photomontages politiques prémonitoires sur le nazisme, Blumenfeld construit une œuvre éloignée des troubles du temps. Elle dépasse les techniques adoptées notamment par les tenants de la « Nouvelle vision », tant lors de la prise de vue qu’en laboratoire : solarisation, réticulation, surimpression, miroirs et jeux optiques, jeux d’ombres et de lumières forment pour lui une grammaire au service d’une image où la beauté et le nu féminin occupent une place centrale. Il mettra en particulier son génie au service de la photographie de mode, et sera précurseur dès les années 1940 dans le domaine de la couleur, propice à de nouvelles expérimentations.
L’exposition suit le cheminement de l’artiste dans des séries, dont sont issues ses photographies les plus célèbres et les plus expérimentales, et les liens qu’il a pu tisser dans ses images avec les maîtres de la peinture ancienne et de l’art moderne. À New York, les magazines Harper’s Bazaar et Vogue, en particulier, seront les supports influents de son talent, déployé dans une libre exploration de formes et de couleurs. Le parcours présente également deux reportages inédits, sur une famille gitane aux Saintes-Maries-de-la-Mer, et sur les danses cérémonielles des Amérindiens au Nouveau-Mexique.
L’exposition est accompagnée de manifestations à l'auditorium, d’activités pour le jeune public et de visites guidées. Son catalogue est coédité par le mahJ et la Rmn — Grand-Palais.
"Double autoportrait à la Linhoff Paris", 1938 de Erwin BLUMENFELD © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
I. Paris. Premières photographies, 1936-1938
« Si l'artiste est un être en qui a été déposé le don d'insuffler de la vie à la matière, il se rendra maître, maîtrisera la matière, quelle qu'elle soit, celle qu'il aura librement choisie. »
L’Amour de l’art, 1938
La carrière de photographe d'Erwin Blumenfeld débute à Amsterdam. Lorsque son commerce de maroquinerie périclite, il propose à ses clientes de tirer leur portrait. En 1932, il découvre dans l’arrière-boutique de son magasin un appareil à soufflet et un laboratoire lui permettant de développer et de tirer ses images. Geneviève Rouault, fille du peintre Georges Rouault, en voyage de noces dans la ville, admire son travail et lui propose de l’introduire dans le milieu artistique parisien. Sans-le-sou, Blumenfeld débarque à Paris en janvier 1936 et réalise quelques portraits.
Si ces clichés ne lui rapportent rien, il peut satisfaire sa curiosité artistique : il photographie la cathédrale de Rouen ou Notre-Dame de Paris, les sculptures d'Aristide Maillol et d'Henri Matisse, ainsi que les objets africains et amérindiens du nouveau musée de l’Homme, inauguré au Trocadéro. Ses photographies sont publiées dans des revues prestigieuses comme Arts & Métiers graphiques, Verve ou XXe siècle, et il peut répondre au moins implicitement par l’affirmative à la question « La photographie est-elle un art ou non ? » dans L’Amour de l’art en juin 1938.
"Sans titre (Margarethe von Sievers)", 1937 de Erwin BLUMENFELD © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
II. Saintes-Maries-de-la-Mer. Gitans, 1928-1930
« Chaque image est un récit. Comme je prends au sérieux la beauté, tous mes portraits sont chargés de l’instant qui est le mien. »
Jadis et Daguerre, p. 345
Avant de faire de la photographie son métier, Blumenfeld la pratique en amateur depuis l’âge de 11 ans, quand il reçoit d’un oncle américain son premier appareil, une box camera. Parmi les nombreux clichés personnels réalisés par l’artiste figure cet ensemble inédit consacré au pèlerinage gitan aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Il semble que Blumenfeld s’y soit rendu avec Lena Citroen, sa femme, en 1928 à l’occasion d’un voyage touristique.
Blumenfeld photographie les roulottes, la fête foraine et ses manèges, une diseuse de bonne aventure, des femmes et des enfants posant fièrement. Des portraits de jeunes femmes, sur fond neutre, vraisemblablement pris ultérieurement dans l’atelier du photographe à Amsterdam, complètent cette série.
"Lisa Fonssagrives sur la tour Eiffel, Paris", 1939 de Erwin BLUMENFELD © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
III. Paris. Photos expérimentales et photos de mode, 1938-1939
« Ce que je voulais vraiment : ÊTRE PHOTOGRAPHE EN SOI, l’art pour l’art, un nouveau monde que le juif américain Man Ray venait de découvrir de manière triomphale. »
Jadis et Daguerre, p. 302
Dès ses années parisiennes, le sujet de prédilection de Blumenfeld est la femme. S’il a commencé à réaliser des portraits à Amsterdam, c’est à Paris que le corps féminin devient pour lui le support d’explorations formelles.
Ses modèles sont dépersonnalisés, et à l’aide d’accessoires (voiles, verre dépoli ou miroirs) et de lumières travaillées, il réalise des compositions proches de l’abstraction. La pratique de la photographie ne se limite pas pour Blumenfeld à la prise de vue : une partie importante du travail se fait en laboratoire lors du tirage, et notamment par le masquage, la surimpression, la solarisation ou la réticulation.
« Pour moi, la plus grande magie du XXe siècle, c’est la chambre noire » déclare-t-il au photographe Cecil Beaton, qui le présente à Michel de Brunhoff, rédacteur en chef de Vogue. Grâce à lui, Blumenfeld pénètre l’univers de la mode, dans lequel il se fond avec bonheur. Il réalise notamment le portfolio du numéro de mai 1939, où les modèles prennent la pose dans des robes de créateurs, s’agrippant aux rambardes dans les hauteurs de la tour Eiffel.
"Crâne avec les mains de Charley Toorop Pays-Bas", 1932 de Erwin BLUMENFELD © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
IV. Le Dictateur. Prémonitions de la guerre, Amsterdam, 1933 — Paris, 1937
« Plus qu’à quiconque, je dois reconnaissance au Führer Schicklgruber. Sans lui [...], je n’aurais pas eu le courage de devenir photographe. [...] En guise de remerciement, j’ai réalisé dans la nuit de son accession au pouvoir un montage de sa gueule d’horreur avec une tête de mort et j’ai ensuite, complètement ivre, couru à travers la nuit sur les vingt-cinq kilomètres qui séparent Amsterdam d’Aerdenhout. »
Jadis et Daguerre, p. 295-296
À Berlin en 1915, Blumenfeld se lie d’amitié avec Georg Grosz et, au café Des Westens, fréquente la poétesse Else Lasker-Schüler, le philosophe Salomo Friedlaender-Mynona et l’éditeur Wieland Herzfelde. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, il reste en contact avec eux et participe avec son ami d’enfance Paul Citroen au mouvement Dada, produisant des caricatures et des photomontages. En réaction à la prise de pouvoir de Hitler en 1933, il réalise quelques portraits du dictateur, notamment en surimpression avec un crâne. S’il rejoint John Heartfield dans sa critique du nazisme par l’image, son message diffère. Alors que dans ses photomontages pour la revue AIZ, ce dernier insiste, dans une perspective marxiste, sur l’image d’un Hitler instrument de la puissance industrielle et capitaliste, Blumenfeld fait de lui l’incarnation de la mort.
Vers 1937, sa photographie intitulée Le Minotaure (qui deviendra après-guerre Le Dictateur) évoque de manière plus allusive le Führer, avec une tête de veau montée sur un buste antique portant une toge. La figure du minotaure est assez populaire à l’époque, elle donne notamment son titre à une revue artistique parisienne contemporaine. Exaltant une certaine animalité en l’homme, elle devient aussi rapidement le symbole de la barbarie. La tête de veau sur le cliché de Blumenfeld évoque aussi la terrible figure biblique de Moloch, telle que la tradition juive l’a transmise ; reprise dans l’iconographie populaire, on la retrouve plus récemment chez Flaubert, dans Salammbô et chez Fritz Lang dans Metropolis.
"Hitler, Grauenfresse (Hitler, gueule de l’horreur) Pays-Bas", 1933 de Erwin BLUMENFELD © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
V. La guerre, les camps, 1939-1941
« Je peux aujourd’hui m’enorgueillir d’avoir vécu en direct la fin de l’Ancien monde : ce fut laid, stupide et mortellement dangereux. Si nous nous en sommes tirés sans trop de casse, les miens et moi, cela relève du hasard le plus pur. »
Jadis et Daguerre, p. 334
En août 1939, Blumenfeld rentre à Paris satisfait d’un séjour à New York, ayant obtenu un engagement du magazine Harper’s Bazaar. Mais un mois plus tard, la déclaration de guerre fait de lui un paria, et il lui faudra subir, avec sa famille, deux années d’épreuves et d’errances avant de retrouver la liberté sur le sol du Nouveau Monde. Résident dans un hôtel à Vézelay durant la drôle de guerre, il écrit avec humour : « Ce furent les vacances les plus sereines de ma vie ».
En mai 1940, il est interné en tant qu’« étranger indésirable » à Montbard-Marmagne en Côte-d’Or, puis au camp de Loriol dans la Drôme. Après la chute de Paris, il est convoyé au Vernet d’Ariège, un camp très dur où il passe six semaines. Ce seront ensuite Catus et Agen, avant qu’il puisse gagner Marseille, où, rejoint par sa famille, il part en quête de visas et de billets pour les États-Unis. Embarqués sur le cargo le Mont Viso, il faut un mois à Erwin et les siens pour arriver à Casablanca, où les passagers sont débarqués et internés au camp de Sidi El-Ayachi, près d’Azemmour.
Enfin, en août 1941, grâce à la Hebrew Immigrant Aid Society, une organisation juive de secours, la famille peut à nouveau embarquer à destination de New York. Avec amertume, Blumenfeld note dans Jadis et Daguerre : « Quelques pauvres filles qui avaient couché avec des Allemands ont été tondues, comme au cinéma. La grande putain, Marianne, qui avait violé les droits de l’homme, resta impunie. »
"The Picasso Girl (variante) (modèle Lisette)" vers 1942 de Erwin BLUMENFELD © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
VI. New York, mode et photographies expérimentales, 1941-1950
« Pour faire entrer l'art dans l'illustration par voie de contrebande, il faut peut-être que le photographe aime vraiment la photographie plus que le métier de photographe. »
Commercial Camera, décembre 1948
Dès le lendemain de son arrivée à New York, Blumenfeld rejoint Harper’s Bazaar. Il bénéficie de moyens importants ; en quelques années, son talent et sa créativité font de lui un photographe reconnu et sollicité. Pourtant, il ne se départira pas de l’impression d’avoir à lutter pour imposer ses conceptions face à des commanditaires et des directeurs artistiques trop soucieux de leurs finalités commerciales. Il se targuera d’introduire « l’art en contrebande » et de promouvoir « la satisfaction que l'on retire de la création d'images ». Le travail en couleur, dont il rêvait depuis toujours, lui apporte notamment une nouvelle liberté, et ses clichés font la couverture de nombreux magazines.
Il poursuit en parallèle un travail personnel d’expérimentation, toujours autour du corps féminin, très libre dans l’exploration des formes, des couleurs et du mouvement. Ces images ont rarement été montrées et n’ont que récemment fait l’objet d’expositions. Si des photographes, plus jeunes, ont pu combiner engagement dans la mode et reconnaissance dans le milieu de l’art, ce n’était pas encore dans les usages à l’époque de Blumenfeld.
"Salute to freedom’ advertisement for Bianchini-Férier, Harpers Bazaar", August 1945 de Erwin BLUMENFELD © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
"Doe Eye, Jean Patchett, Pour Vogue US, New York, January 1", 1950 de Erwin BLUMENFELD © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
VII. Inspirations artistiques. D’après les maîtres, 1930-1950
« Je me considérais comme moderne, mais me révélai classique. Ce que cela signifie de manière précise, je l’ignore : on m’a si souvent mis dans cette rubrique que j’ai fini par considérer que c’était plausible. »
Jadis et Daguerre, p. 292
En parcourant l’autobiographie de Blumenfeld, on est frappé par la culture de l’artiste : le texte est en effet truffé de références littéraires. Son œuvre photographique est nourri également de références à l’histoire de l’art. Dans l’après-guerre, il semble en particulier inspiré par certains grands maîtres. Il peut s’agir de la recréation d’une toile célèbre, telle la Jeune fille à la perle de Vermeer, où les couleurs et la composition sont assez fidèlement reprises, mais le plus souvent, il s’agit d’allusions assez discrètes, de références implicites ou de manières de clins d’œil, où la pose du modèle évoque une œuvre célèbre.
La sculpture semble aussi être source d’inspiration, et il décrit en 1938 la photographie comme la « sœur de la sculpture », ajoutant que « l’erreur est de la comparer à la peinture ». Certaines de ses images y font référence, comme l’usage de fonds noirs, où les dégradés de lumière modèlent les volumes. L’accessoire du voile fréquent sur les photographies, moulant le corps, qui révèle autant qu’il ne cache, est prisé par les sculpteurs depuis l’Antiquité. Le goût pour le corps morcelé fait référence aux statues grecques amputées des bras et des jambes.
Si Blumenfeld a pratiqué la peinture dans les années 1920, il finit par l’abandonner pour la photographie, et déclare « Si l’artiste est un être en qui a été déposé le don d’insuffler de la vie à la matière, il se rendra maître, maîtrisera la matière, quelle qu’elle soit, celle qu’il aura librement choisie ». Son œuvre photographique ambitionne alors une inscription dans la grande tradition artistique occidentale.
"Photographie pour la couverture de Harper’s Bazaar, décembre 1941 New York", 1941 de Erwin BLUMENFELD © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
VIII. Pueblo San Ildefonso, Nouveau Mexique, 1947
« La technocratie de ce monde de petits-bourgeois m’amena par des routes secondaires jusqu’aux merveilles universelles d’hier, hélas déjà promues dans des parcs naturels au rang d’espèces préservées. »
Jadis et Daguerre, p. 443
Cet ensemble inédit de photographies de Blumenfeld sur un événement festif d’Amérindiens du Nouveau-Mexique, dont on ne connaît pas le contexte de réalisation, a pu être identifié et décrit grâce au travail de Bruce Bernstein, anthropologue à l’université de Santa Fe.
Blumenfeld n’a pu réaliser ces rares photographies sans l’accord des participants, tant la proximité avec les danseurs est flagrante.
Pueblo San Ildefonso est le nom espagnol du village, connu dans la langue locale tewa sous le nom de Po-woh-ge-oweenge, que l’on peut traduire « Là où l'eau passe ». Les festivités que l’on peut voir se déroulent pour la plupart le 23 janvier, lors de cérémonies au cours desquelles les danses d'animaux alternent avec les danses One- Horn et Comanche.
Woody Aguilar, Russell Sanchez et Elvis Torres, qui ont été interrogés, sont des membres actifs de la communauté de San Ildefonso. D’après les images, ils ont pu déterminer le moment et l'endroit où ces photographies ont été prises. Ils ont apprécié leur qualité et le fait d’y retrouver un témoignage d’une célébration ancienne de ces fêtes.
Commissariat Général : Paul Salmona
Commissariat Scientifique : Nadia Blumenfeld-Charbit et Nicolas Feuillie
Scénographie : Laurence Le Bris
Graphisme : Margaret Gray
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme
Hôtel de Saint-Aignan
71, rue du Temple
75003 Paris
Jours et Horaires d’ouverture : les Mardi, jeudi, vendredi de 11h à 18h. Le Mercredi de 11h à 21h et les Samedi et dimanche de 10h à 19h.
Expo Photographie Contemporaine: Erwin Blumenfeld (1897-1969) - ACTUART by Eric SIMON
Photographies, dessins et photomontages Du 15 octobre 2013 au 26 janvier 2014 La vie et l'œuvre d'Erwin Blumenfeld épousent de façon étonnante le contexte sociopolitique de l'évolution artisti...