Soufiane ABABRI « Si nous ne nous brûlons pas, comment éclairer la nuit ? »
Du 4 mai au 10 juin 2023
«Si je ne brûle pas
si tu ne brûles pas
si nous ne brûlons pas
comment les ténèbres deviendront-elles clarté ?»
C’est en 1930 que le poète turc Nâzım Hikmet écrit ces vers que Soufiane Ababri réinterprète pour le titre de sa nouvelle exposition. Condamné à plusieurs reprises en raison de son activisme politique, Hikmet a longtemps vécu emprisonné, connu l’exil et la clandestinité, avant d’être déchu de sa nationalité turque qui ne lui sera rendue que de manière posthume.
Dans le poème « Comme Kerem » d’où sont tirées ces quelques phrases, Hikmet transforme un conte traditionnel du 16ème siècle, qui relate un amour interdit, en un appel à l’action révolutionnaire. Ababri reprend ce thème de la portée subversive de la force érotique et rassemble ici différents travaux qui traitent, chacun à leur manière, de déchéance.
"Bed work : (Beauty of Leftover)" et "Working on changing", 2023 de Soufiane ABABRI - Courtesy de l'artiste et de la Galerie PRAZ-DELAVALLADE Paris © Photo Éric Simon
Deux dessins allongés sont à l’origine du projet. Réalisés sur des chutes de grands rouleaux de papier qu’Ababri utilise pour ses dessins, ils ont longtemps été laissés de côté par l’artiste à cause de leur format atypique. Dans l’un, un personnage nu est traîné à terre comme s’il subissait une punition physique, à moins qu’il n’essaie de retenir un homme qui ne veut pas de lui. Dans l’autre, un homme vraisemblablement resté trop longtemps au soleil s’affaisse à table, saoul.
Ces scènes d’humiliation et de déboire présentent des sujets déchus, qui rappellent non seulement le support sur lequel ils prennent forme – à savoir des résidus de papier – mais aussi leur statut marginalisé. Partant de ce constat, Ababri entreprend une épistémologie de la chute.
"Bed work / (The Fall 2)", 2023 de Soufiane ABABRI - Courtesy de l'artiste et de la Galerie PRAZ-DELAVALLADE Paris © Photo Éric Simon
Dans l’histoire de l’art occidental, la chute, qu’elle soit physique, morale ou sociale, est un thème récurrent. Au milieu du 16ème siècle, Pieter Brueghel l’Ancien, par exemple, a peint plusieurs tableaux, aujourd’hui devenus célèbres, qui traitent de la chute, comme celle d’Icare ou des anges rebelles, mais c’est sa Parabole des Aveugles (1568) qui est à cet égard exemplaire.
Dans une composition en diagonale, il divise en six phases le mouvement de chute des personnages qui incarnent l’aveuglement spirituel et s’écroulent. Plus près de nous, les vidéos-performances existentialistes de Bas Jan Ader, qui se laisse tomber du haut d’une maison, dans un canal d’Amsterdam ou d’une branche d’arbre, évoquent la quête d’absolu et le désir de tout sacrifier à l’instant.
"Bed work / (Thick Vapor)", 2023 de Soufiane ABABRI - Courtesy de l'artiste et de la Galerie PRAZ-DELAVALLADE Paris © Photo Éric Simon
C’est probablement à cette conception davantage romantique de la chute que la figure de Jean Genet, emblématique pour Ababri, peut être rapprochée. Dans une des œuvres exposées, Ababri introduit Genet à travers un collage de différentes images sur le mur de la cellule d’un prisonnier couché sur sous lit, qui n’est pas sans rappeler un passage inaugural du livre Notre-Dame-desFleurs (1943) dans lequel Genet décrit les photos d’hommes à propos desquels il fantasme et qu’il accroche au mur de sa cellule de prison.
Pour son collage, Ababri a utilisé des pages tombées de la biographie de l’écrivain français, dont la reliure s’est défaite avec le temps. On y voit un portrait de Genet jeune, surmonté d’une vue aérienne d’une des prisons où il fut incarcéré, et un autre de lui plus âgé qui semble regarder en direction du funambule Abdallah Bentaga, son compagnon pendant plusieurs années qui se suicidera à l’âge de 28 ans.
Sur une autre photo, c’est Ababri lui-même qui apparaît, assis sur la tombe de Genet au Maroc, non loin de là où l’artiste a grandi. Comme les personnages de ses livres, Genet a toujours résisté au moule social. Enfant abandonné puis adopté, il devint fugueur et vécut souvent en cavale. Son parcours fut celui d’une réinvention constante. Mais pour lui, se réinventer n’était pas synonyme de sublimation ou d’ascension sociale. Au contraire, Genet résista toute sa vie au dictat positiviste de la réussite et témoigna, au contraire, de la séduction du mal et des mondes interlopes.
"Bed work / (The story didn't stop at Jack's hotel)", 2023 de Soufiane ABABRI - Courtesy de l'artiste et de la Galerie PRAZ-DELAVALLADE Paris © Photo Éric Simon
Un autre figure littéraire non-conformiste présente dans l’exposition est celle d’Oscar Wilde. Couché tel un Christ en croix au centre d’un grand dessin, il est entouré de jeunes algériens. A nouveau, il ne s’agit pas d’une illustration mais d’une réinterprétation de la biographie de Wilde, pour laquelle Ababri s’est inspiré du récit qu’en a fait André Gide, à qui Wilde fit découvrir l’Algérie où il l’initia à ce qu’on appelle aujourd’hui le tourisme sexuel. Sans conteste, Wilde personnifie l’homme déchu.
Condamné pour son homosexualité alors qu’il était au pic de sa gloire, l’écrivain se vit contraint à des travaux forcés et à deux ans de prison, tandis que tous ses biens furent confisqués. Dans le portrait d’Ababri, les jeunes hommes qui encerclent Wilde sous une pluie de pièces d’argent sont loin d’être des fidèles agenouillés en pleurs. Au contraire, une joie semble les animer. Les assujettis du colonialisme sexuel affichent ici l’autonomie de leurs corps et de leurs désirs. Ababri déjoue les clichés associés à l’homoérotisme oriental, non pas tant pour en annihiler l’existence que pour les complexifier.
Il en va de même dans l’ensemble de dessins sur papier rose qui s’inspire du film turc Hammam (Ferzan Özpetek, 1997). Comme dans le bain de vapeur, le personnage principal qui revient dans la séquence illustrée est enveloppé dans une sorte de brouillard qui le coupe de la réalité. Les rapports homoérotiques représentés sont mis à distance, comme pour mieux les repenser.
"Bed work / (The king is dead, long live the king!)", 2023 de Soufiane ABABRI - Courtesy de l'artiste et de la Galerie PRAZ-DELAVALLADE Paris © Photo Éric Simon
Cette mise en cause des idées toutes faites se prolonge dans la technique utilisée par Ababri. Aux outils associés aux Beaux-Arts, il oppose des fournitures bon marché, achetées dans des magasins non spécialisés. A rebours de la hiérarchie académique, sa démarche se veut davantage égalitaire. Dans le même ordre d’idée, il scénographie ses expositions en peignant les murs avec des couleurs qui leur confèrent souvent un caractère domestique et déjouent ainsi la sacralité du white cube. Ici, il choisit du violet, couleur couramment associée aux luttes homosexuelles, dont la teinte est identique à celle d’une sérigraphie de Warhol, Suicide (Purple Jumping Man) (1963), faite à partir d’une photo trouvée dans la presse qui montre une personne se jetant par la fenêtre.
La scène tragique a complètement disparu, seule la couleur mauve subsiste sous la forme de bulles de comics signifiant un mouvement de chute ou de disparition. Warhol est un de ces « faggots » dont Ababri a réalisé de nombreux portraits rassemblés sous le titre « Yes I am ». À travers cette série, Ababri tisse depuis des années une communauté queer qui témoigne autant de la parenté que de la singularité de ses membres. Dans l’exposition, la série n’apparaît que sous forme résiduelle : des images de référence ont été recyclées pour créer une composition en spirale. Outre Warhol, on y reconnaît James Baldwin, Tom Ford, Jimmy Sommerville, ou encore John Waters et son égérie Divine, nommée ainsi par le cinéaste de Baltimore en hommage à la drag queen du roman de Genet précité.
À l’instar du drag dont Divine est une figure iconique, le voguing rejoue sur un mode exacerbé des attitudes quotidiennes. À partir des années 70, ce style de danse devient une nouvelle forme d’expression et de reconnaissance pour des personnes marginalisées en raison de leur genre, leur sexualité ou leur origine ethnique et socio-économique. Le voguing sert ainsi d’outil d’empowerment. Un des mouvements élémentaires du voguing est le « dip », soit une théâtralisation de la chute où les performers s’effondrent au sol dans un élan flamboyant et subliment l’acte de tomber en une performance physique incarnée.
"Bed work / (Aller au plaisir comme on marche au devoir)", 2023 de Soufiane ABABRI - Courtesy de l'artiste et de la Galerie PRAZ-DELAVALLADE Paris © Photo Éric Simon
Soufiane Ababri qualifient tous ses travaux de « bedworks », dans le sens où ils ont été dessinés alors que l’artiste était en position couchée dans son lit. L’importance de cette perspective inversée et de cette posture qui déjoue le mythe viril de l’artiste qui peint à la verticale dans son atelier a déjà été explicitée ailleurs.
C’est ici le verbe « embedded » écrit sur un des dessins qui interpelle. De part et autre d’une verge en érection, on peut lire : “Something between fear and desire has become embedded in me since I tasted the dept of your night”. La nuit, qui rappelle les ténèbres du poème de Nâzım Hikmet, fait tomber les interdits et engendre un autre rapport à soi et aux autres, qui mêle peur et désir. Une fois révélés, ces sentiments antagonistes apparaissent ancrés – embedded – et donc inaliénables.
À travers son exploration de la chute, Ababri rappelle la nécessaire prise de risque, comme celle du funambule qui avance seul sur son fil, pour advenir au monde et à soi-même.
Devrim Bayar
Galerie PRAZ-DELAVALLADE Paris
5, rue des Haudriettes
F-75003 Paris
https://www.praz-delavallade.com/
Jours et horaires d’ouverture : du mardi au samedi de 10h à 18h.