Alin BOZBICIU « Les Ramures de l'Âme »
Détail "Selfportrait As Choreographer", 2022 de Alin BOZBICIU - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Suzanne TARASIEVE Paris © Photo Éric Simon
Du 14 octobre au 25 novembre 2023
« Les visages sont souvent calmes, presque tristes : c'est parce qu'ils ont davantage à me dire que des visages souriants ; ils me parlent et choisissent eux-mêmes ce qu'ils veulent voir autour d'eux »
-Alin Bozbiciu
Pour le peintre dévoré du désir de représenter le monde et ses danses infinies, c'est un véritable acte de sagesse que d'accepter qu'il ne puisse jamais qu'en montrer des fragments. Dans la solitude de son atelier, les rêves d'Alin Bozbiciu embrassent tout l'univers et pourtant il doit explorer, figer, trancher les images.
Voilà pourquoi ses œuvres, y compris les plus vastes, sont idéalement réalisées en l'espace d'une journée, tout en semblant faire partie d'un continuum traversant furieusement l'espace et le temps. Interrompus, les corps font fi des frontières imposées par le châssis, et leurs angles sont minutieusement ajustés.
"Rehearsal", 2023 de Alin BOZBICIU - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Suzanne TARASIEVE Paris © Photo Éric Simon
« Si je n'étais pas peintre, je serais peut-être chorégraphe », dit humblement Bozbiciu. Mais chorégraphe, il l'est déjà, comme il est photographe, musicien, et metteur en scène : le maelström de formes et de couleurs qui s'offre à nos yeux en est le meilleur témoignage.
A l'instar d'une fiction de Jorge Luis Borges, les tableaux d'Alin Bozbiciu n'ont ainsi pas vraiment de début ni de fin, ils ont leur propre langage et leur exploration est en elle-même une invitation à l'aventure. Comme pour tout saut dans l'inconnu, il faut s'accrocher à des points fixes, à des formes rassurantes. Alors, on s'ancre sur les visages nettement identifiables, ciselés. A l'instar de Balthus qui, avant de déployer son œuvre, étudia en profondeur les maîtres anciens au Louvre ou dans les basiliques italiennes, ces physionomies chéries sont inlassablement étudiées et crayonnées par le peintre.
"Escape Veronel", 2023 de Alin BOZBICIU - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Suzanne TARASIEVE Paris © Photo Éric Simon
Sans exception, il s'agit d'êtres aimés, de figures tutélaires pour Bozbiciu, tel son maître Cornel Brudaşcu, dont il connaît finement la gestuelle, et que l'on rencontre souvent d'une toile à l'autre. C'est à partir de ces formes connues que l'œuvre se déploie dès lors, on navigue à vue, en spirale, mais avec la précision des érudits et des enfants, avec l'intuition de ceux qui regardent les nuages et voient des objets, animaux ou personnages s'y dessiner.
De proche en proche, les fluctuations se transforment, ici en morceaux de chair, là en tourbillons ou en vestiges de mouvements. Ce travail à l'instinct se poursuit dans la couleur, dont aucune n'est employée pure : les tonalités chromatiques subtilement combinées, multiples et harmonieuses sont autant de cristallisations de personnalités. « Parfois, je me propose d'introduire une nouvelle teinte ». Que ce soit le jaune il y a quelques années, ou aujourd'hui un violet plus intense que d'accoutumée, c'est pour lui un événement irréfragable, voire un tremblement de terre.
"His Burden", 2023 de Alin BOZBICIU - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Suzanne TARASIEVE Paris © Photo Éric Simon
Il existe un monde onirique, décrit par Jacques Abeille dans Les Jardins Statuaires, où l'on ne sculpte pas les statues : elles poussent comme des arbres, et il faut les aider à se déployer, à ôter -ou non- leurs rejets monstrueux, et à identifier à quel moment ces sculptures peuvent être considérées comme achevées.
Le geste d'Alin Bozbiciu, à l'instar de ces sculpteurs imaginaires, témoigne à chaque instant de la nécessité de l'excavation, et nous mue chacun en argonautes à la recherche de formes, qui savent tenir par elles-mêmes.
Comment ?
Parce qu'elles forment un rhizôme d'âmes, un maillage tant visuel que conceptuel. Ne nous méprenons pas, il ne s'agit pas ici d'une quelconque forme d'archéologie : le peintre et le spectateur choisissent chacun ce qui doit être extrait, afin de trouver le juste équilibre entre puissance et silence.
"Selfportrait As Choreographer", 2022 de Alin BOZBICIU - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Suzanne TARASIEVE Paris © Photo Éric Simon
"Lost", 2023 de Alin BOZBICIU - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Suzanne TARASIEVE Paris © Photo Éric Simon
Les inspirations d'Alin Bozbiciu prennent souvent leur source dans des hypothèses de bifurcation à partir d'événements anciens, re-projetées dans l'espace contemporain. Ainsi, pour l'exposition After the Sacrifice en 2016, il questionnait : « S'il n'y avait pas eu d'ange pour intervenir et stopper le sacrifice d'Isaac, est-ce que quelqu'un l'aurait fait de nos jours ? Et que serait devenue cette fameuse toile du Caravage ? ».
Les danses ainsi figées de la série exposée à la galerie Suzanne Tarasiève, quoi que localisées très exactement dans le présent, font ici référence à l'événement macabre du Bal des Ardents, survenu le 28 janvier 1393. Au cours d'une fête privée en l'hôtel Saint-Pol, quatre membres de la noblesse dansant follement en compagnie du roi Charles VI, tous déguisés en « sauvages » et attachés les uns aux autres, revêtus de textiles et de feuilles fixés avec de la résine, périssent accidentellement, enflammés par une torche apportée par le frère du roi. L'événement fait grand bruit : d'une part car il était interdit de se déguiser et de se masquer à l'époque, pour ne pas trahir la forme donnée par Dieu aux humains et d'autre part, par le caractère scandaleux de la danse initiée par le roi, à la santé mentale déjà fragile.
"Untitled", 2023 de Alin BOZBICIU - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Suzanne TARASIEVE Paris © Photo Éric Simon
"Untitled", 2023 de Alin BOZBICIU - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Suzanne TARASIEVE Paris © Photo Éric Simon
Empruntant un cheminement similaire, Alin Bozbiciu se demande à nouveau : « Si le Bal des Ardents avait eu lieu de nos jours, avec une fin heureuse, qu'aurions-nous vu à la place de torches humaines se tordant de douleur ? A quoi leur vécu aurait-il ressemblé ? ».
Dans un calme monacal, parcouru peut-être seulement par les notes de Bach et de Chopin, dix-neuf peintures nous entraînent, comme autant de fragments de danses infinies.
- Aurèce Vettier
"Dance of Gnostics III", 2019 de Alin BOZBICIU - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Suzanne TARASIEVE Paris © Photo Éric Simon
Alin BOZBICIU est né en 1989 à Sângeorz-Băi, Roumanie. Il vit et travaille à Cluj-Napoca, Roumanie.
Galerie Suzanne TARASIEVE Paris
7, rue Pastourelle
F-75003 Paris
Jours et horaires d'Ouverture: du mardi au samedi de 11h à 19h.