ELMGREEN & DRAGSET « David and Other Sculpture »
"David", 2023 de ELMGREEN & DRAGSET - Courtesy des artistes et de la Galerie PERROTIN - Paris © Photo Éric Simon
Du 14 octobre au 18 novembre 2023
Après 20 ans de collaboration avec la galerie, le duo d’artistes Elmgreen & Dragset dévoile une nouvelle exposition personnelle rassemblant sept sculptures, ou groupes sculptés, qui donnent à voir divers scenarios. Cette exposition est la dixième avec la galerie.
Sans transition, le nez collé à l’écran de votre smartphone, vous venez de pénétrer dans l’espace de la galerie. Certainement ne vous êtes-vous rendus compte de rien : votre esprit était ailleurs, dans les limbes d’une alter-réalité à la fois physique et virtuelle. Normal : notre accès au réel est filtré par les outils technologiques et l’expérience de l’art elle-même a évolué.
"The Examiner", 2023 de ELMGREEN & DRAGSET - Courtesy des artistes et de la Galerie PERROTIN - Paris © Photo Éric Simon
L’interactivité a succédé à la contemplation, le partage en réseau remplacé l’absorption. Alors, chacun se met en scène en train de faire l’expérience de l’art, que ce soit avec un #artselfie ou via un challenge pour #arttok. Plus profondément, notre accès au réel lui-même s’est transformé. L’expérience est rarement directe ; elle transite par le partage d’images, sons et textes, localisés au creux de la paume, tenus au bout du doigt. C’est la génération Petite Poucette (1), c’est vous et c’est moi. Alors, toute une chorégraphie collective s’enclenche.
La nouvelle exposition d’Elmgreen & Dragset à la galerie Perrotin à Paris se compose de sept sculptures qui, ensemble, déclinent autant de Situations potentielles extraites de cette chorégraphie-là. Faisant face à l’entrée, un premier personnage occupe seul l’espace. Un casque sur les oreilles, il a le regard absent, attire le nôtre sans cependant le renvoyer (David, 2023). Le jeune homme est assis à même le sol, ou plutôt, à même un sol : la reproduction de celui, en béton, de la galerie.
"David", 2023 de ELMGREEN & DRAGSET - Courtesy des artistes et de la Galerie PERROTIN - Paris © Photo Éric Simon
Le segment rectangulaire est accroché au mur à la manière d’un tableau en même temps qu’il devient le socle de la sculpture, une figure à taille humaine qui fournit la première rencontre avec une situation d’absorption technologique. Si le duo d’artistes scandinaves basés à Berlin étend le répertoire de la représentation à la vie appareillée et à ses états affectifs (2), on y lit également combien leurs préoccupations persistent à travers les époques et médiums.
En 1996, la performance TRY, l’une de leurs toutes premières œuvres, invitait trois jeunes hommes mutiques à investir un espace d’exposition. Eux-aussi, impénétrables, écoutaient de la musique dans leur walkman, laissant le spectateur deviner en vain quelque chose de leur identité, indéchiffrable par les seuls signes de distinction stylistiques.
"Delivery", 2023 de ELMGREEN & DRAGSET - Courtesy des artistes et de la Galerie PERROTIN - Paris © Photo Éric Simon
Si le style dit peu de l’identité, les attitudes révèlent beaucoup de l’état du contrat social. Dans le second espace de la galerie, un groupe composé de deux figures, pareillement rendues en bronze laqué en blanc, montre l’acmé d’un drame ordinaire. À terre, un deux-roues gît renversé, son conducteur casqué debout non loin (Delivery, 2023). Le coffre cubique permet d’identifier une livraison de nourriture qui aurait mal tourné.
Mais ce qui complète la scène, et l’inclut à la typologie de formes indicatives d’une décennie, se joue plus loin. Perché sur un balcon surélevé, un second personnage observe l’accident : un photographe capte la scène par l’obturateur de son appareil (The Examiner, 2023), préférant réaliser des images plutôt qu’intervenir.
"Still Life", 2023 de ELMGREEN & DRAGSET - Courtesy des artistes et de la Galerie PERROTIN - Paris © Photo Éric Simon
Voyeurisme pur ou Insta activisme ?
Quelque chose de la satire sociale caractéristique d’Elmgreen & Dragset s’y trouve condensé – le Groupe du Laocoon (3), version ubérisation de la société. Il est fort à parier que vous prendrez à votre tour une photographie, toute possibilité d’activisme performatif étant en revanche éliminée pour de bon. Cette triangulation parachève la démonstration et introduit en sous-texte un commentaire sur l’impuissance de l’art à intervenir réellement, c’est-à-dire en aidant qui que ce soit à se relever.
Reste que le duo croit à l’art et à sa capacité de changement. S’il intervient, c’est de manière symbolique : en proposant des expériences de déconditionnement, pour tenter de lever le voile sur les conventions solidifiées en structures de pouvoir.
Le troisième groupe sculpté (This Is How We Play Together, Figures 2, 3 et 4, 2023), précisément, est le plus futuriste dans son référent en même temps qu’il est le plus atemporel par sa portée philosophique. Pour y accéder, il faut pénétrer au sein d’une structure circulaire dont l’intérieur est tapissé de miroirs. Là, trois enfants, deux debout et un assis, esquissent un ensemble de gestes étranges.
"This Is How We Play Together, Fig. 2", 2023 de ELMGREEN & DRAGSET - Courtesy des artistes et de la Galerie PERROTIN - Paris © Photo Éric Simon
Perplexes, précautionneux, ils tendent les mains, tâtent le vide. Leur équilibre est précaire, leurs poses antinaturelles. Comme tous les autres personnages de l’exposition, un objet technologique leur couvre l’un des sens : en l’occurrence, ils ont sur les yeux un casque de réalité virtuelle.
L’absorption est à son comble, l’absence au réel également. Eux, ils voient, découvrent un univers virtuel aux couleurs chatoyantes. Nous, nous les observons, sans apercevoir ce qui les captive. Ces représentants d’un futur proche partagent avec nous le même espace physique sans qu’il soit possible d’établir le contact. L’allégorie de la caverne de Platon, vous y êtes, en immersion et aux premières loges.
"This Is How We Play Together, Fig. 3", 2023 de ELMGREEN & DRAGSET - Courtesy des artistes et de la Galerie PERROTIN - Paris © Photo Éric Simon
Il faudrait, enfin, revenir en arrière. Veiller à ce que nous tendons précisément à omettre à l’ère de l’économie de l’attention 4. Il s’agit de l’œuvre à la présence la plus ténue, fragile comme l’est la vie nue (Still Life, 2023). Celle qui tout simplement se tient là, sans n’être augmentée ni appareillée.
Faisant saillie de l’un des murs, deux mains d’enfant enserrent un oiseau : un moineau. Par son coloris et la texture de son plumage, son rendu est aussi vrai que nature. Sa technique, en effet, est celle des créatures robotisées – ou animatroniques – de l’industrie du cinéma. Ici, la potentialité technologique est employée à rebours, et l’effet obtenu résolument anti-spectaculaire.
"This Is How We Play Together, Fig. 4", 2023 de ELMGREEN & DRAGSET - Courtesy des artistes et de la Galerie PERROTIN - Paris © Photo Éric Simon
La chétive créature est blessée et palpite faiblement, agitée d’une respiration haletante. L’œuvre, placée en point d’orgue au parcours, nuance et complète le panorama d’ensemble. Les groupes sculptés des salles précédentes représentent la technologie en l’inscrivant au répertoire de la statuaire classique, tandis que l’oiseau oblitère précisément son mécanisme ultraperfectionné en mimant le naturel.
Reste, distillé à travers l’ensemble de ces œuvres, quelque chose comme le substrat de la pratique d’Elmgreen & Dragset : l’observation interactionnelle de la condition humaine contemporaine. Celle-ci est modelée par les dispositifs de pouvoir, de savoir, et maintenant de technique ; dispositifs totalisants et pourtant éminemment arbitraires, prêts à vaciller au plus petit battement d’ailes, au moindre glitch.
— Ingrid Luquet-Gad
(1) L’expression est du philosophe Michel Serres. Voir son essai : Petite Poucette, Paris : Le Pommier, 2011.
(2) De nombreuses études étudient l’impact psychologique des objets technologiques sur la vie intime. Voir, parmi les premières : Sherry Turkle, Seuls ensemble : De plus en plus de technologies de moins en moins de relations humaines, Paris : Éditions l’Échappée, 2015 ou DanahBoyd, C’est compliqué : les vies numériques des adolescents. Caen : C&F éditions, 2016.
(3) Célèbre sculpture en marbre, dont la version aujourd’hui conservée au Musée Pio-Clementino à Rome est la copie romaine d’une sculpture de la Grèce antique datant d’environ 40 avant notre ère. Elle représente Laocoon attaqué par ses deux fils et des serpents, une scène prise sur le vif en pleine tension dramatique.
Galerie PERROTIN
76 rue de Turenne
75003 PARIS
Jours et horaires d’ouverture : du mardi au samedi de 11h à 19h.