Mehdi GHADYANLOO « Monuments of Hope »
Vue de l'exposition de Mehdi GHADYANLOO - Courtesy de l'artiste te de la Galerie Almine RECH - Paris © Photo Éric Simon
Du 7 septembre au 5 octobre 2024
A l’heure de la suprématie des écrans et des multiples dispositifs numériques de vision augmentée – dont le champ de l’art contemporain et des biennales dans son ensemble fait bon commerce – le travail pictural de Mehdi Ghadyanloo a bien des raisons de nous intriguer, voire de mettre en crise certains de nos cadres de pensée ; et autres discours autorisés sur la peinture contemporaine.
En effet l’expression « transfuge de classe » semble toute trouvée pour celui qui, loin des galeries occidentales et des art newspapers, vient d’un milieu d’agriculteurs du nord de l’Iran ; et a dépassé une première fois les limites sociales assignées en allant se former à l’université des Beaux-arts de Téhéran (Iran) – où il recevra un enseignement particulièrement scientifique et rationaliste, principalement figuratif (1).
"The egg of existance", 2024 de Mehdi GHADYANLOO - Courtesy de l'artiste te de la Galerie Almine RECH - Paris © Photo Éric Simon
Or, pour un artiste qui s’apprécie désormais principalement en galeries, Mehdi Ghadyanloo a développé son art dans le champ principal du muralisme et de la peinture urbaine, à grande échelle, notamment dans la ville de Téhéran ; où il devient le fer de lance d’un proto-mouvement de fresques dans l’espace public, autorisées et commandées par le service des Beaux-arts de la ville de Téhéran.
En effet, entre 2004 et 2014, pendant une dizaine d’années – entre la fin du mandat du Président Khatami et l’avènement du président Ahmadinejad –, Mehdi Ghadyanloo réalisera plus d’une centaine de fresques, mesurant plusieurs dizaines de mètres de haut, disséminées dans divers quartiers de la capitale iranienne.
"The glass dream", 2024 de Mehdi GHADYANLOO - Courtesy de l'artiste te de la Galerie Almine RECH - Paris © Photo Éric Simon
Ce mouvement de quelques peintres d’ascendance « réaliste », voire selon certains « hyperréaliste » ou « surréaliste », eu notamment pour motivation principale de réformer les fresques de la génération précédente ; les fresques de martyres résonnant avec l’idéologie mortifère de la République islamique d’Iran durant la guerre Iran-Irak (1980-1988) qui occupent la majorité de l’espace muraliste depuis les années 1990 – principalement composées de portraits d’enfants et d’adultes morts pour l’Iran dans des poses et des attitudes doloristes et métaphysiques, dans des couleurs sombres et dépressives.
Mehdi Ghadyanloo et ses pairs, profitant d’une brèche permise par les derniers relents réformistes du mandat Khatami, vont s’employer à partir de 2003-2004 à imposer un autre style de fresques ; moins dramatique (les fresques religieuses de la guerre Iran-Irak reposent très souvent sur une dramatisation exagérée que d’aucuns qualifieront de kitsch), sans représentation directe de martyres, plus coloré et surtout plus suggestif ; en somme, moins idéologique, davantage ouvert à l’interprétation et à la divagation visuelles.
On pourrait parler d’une lente transition voire réforme (dans laquelle il faudrait également convoquer le contexte de l’après-11-septembre-2001) entre le réalisme islamique ou martyrologique propre au régime iranien et le « réalisme magique » propre à Mehdi Ghadyanloo.
"The craft of a prisoner" et "The beacon of tomorrow", 2024 de Mehdi GHADYANLOO - Courtesy de l'artiste te de la Galerie Almine RECH - Paris © Photo Éric Simon
Si le travail de l’artiste a dans les dix dernières années, pris une toute autre forme et d’autres fonctions esthétiques, il n’en reste pas moins quelque chose de profondément lié à sa démarche d’origine, dans ses travaux actuels et ses compositions souvent incongrues, toujours déstabilisantes de virtuosité et d’ambiguïté.
A ce titre, je propose de déterritorialiser la notion de réalisme magique, à partir de la littérature sud-américaine, pour la relier à la trajectoire d’un peintre certes iranien (ayant grandi pendant la guerre Iran-Irak, au cœur d’une période de nationalisme forcené voire imposé) ; qui se mesure désormais aux intempéries critiques de « l’art global ».
"The transparent trojan" et "The hope", 2024 de Mehdi GHADYANLOO - Courtesy de l'artiste te de la Galerie Almine RECH - Paris © Photo Éric Simon
En effet, les compositions de Mehdi Ghadyanloo sont à la fois « Pop », sans se relier à un système de consommation précis, et « hyperréalistes », tout en se jouant des codes de la réalité perspective ou géométrique. Les raisons de la distance qu’elles semblent rechercher avec cette dernière ne sont ni strictement de l’ordre du surréalisme, du postmodernisme ou du postcolonialisme ; mais certainement tout cela à la fois, le réalisme magique ayant pour moi vocation à les réunir. Il est vrai que dans sa définition la plus stricte, ce genre littéraire et poétique a souvent été réservé aux pays du Sud.
Par exemple Alejo Carpentier, dans la préface de son roman El reino de este mundo(2) (1948), limite le territoire du réalisme magique aux régions et pays où subsistent des rites et croyances qui vont à l’encontre de la rationalité occidentale. Laquelle acception intégrale du réalisme magique, peut s’étendre à travers divers autrices (Wendy B. Faris dans le champ critique, Maryse Condé ou Toni Morrison dans le champ du roman) à la problématique postcoloniale d’une culture locale ou nationale dévoyée, pervertie ou manipulée ; à reconquérir, réhabiliter ou réinventer.
"Untitled 2", 2024 de Mehdi GHADYANLOO - Courtesy de l'artiste te de la Galerie Almine RECH - Paris © Photo Éric Simon
A ce titre, le réalisme magique de Mehdi Ghadyanloo me semble avoir à faire avec une forme de narration utopique, ou plus exactement un miroir déformant, basés sur des structures du quotidien, de l’architecture et de l’organisation urbaine – avec leurs clivages discriminatoires (centre/périphérie, hommes/femmes, peuple/élites...) que l’artiste vient détourner et troubler par un ensemble de contre-structures ; plus ou moins oniriques ou cauchemardesques.
Nul doute que ces structures, clivages et normes sont d’autant plus forts – donnant matière à diverses transgressions – dans un pays comme l’Iran où l’espace public lui-même est entièrement règlementé, et réglé comme un échiquier.
Une des contre-structures emblématique et employée à foison par Mehdi Ghadyanloo est la figure du toboggan de parc d’attraction ou de parc public ; qui se confond volontiers avec celle du grand huit et ses rails entrelacés. L’artiste utilisant cette figure aussi bien à titre de symbole ou de métaphore que de labyrinthe optique. Car une large part de ce qui fait l’originalité de sa peinture relève de sa faculté à nous absorber dans la tentative – souvent vaine et déçue – de comprendre la logique ou la complexité formelle de ce qu’on voit : où cela commence-t-il ?
Où cela s’arrête-t-il ?
Par où passe-t-on exactement pour en faire tout le tour ?
Toutes ces circonvolutions et entortillements ne sont-ils voués qu’à dessiner des chemins-qui-ne-mènent nulle part ?
Et à plonger inexorablement le spectateur dans une grande concentration, pour mieux l’en divertir ?
La méditation et le divertissement, d’ordinaire considérés comme antinomiques, fusionnent ici contre toute attente. De même, les peintures de Mehdi Ghadyanloo manifestent cet autre paradoxe évident, entre la rationalité technique de leur construction picturale (en tant que surfaces) et l’absurdité assumée de leur construction architecturale (en tant que volumes). Elles empruntent autant au postmodernisme des sculptures minimalistes de Donald Judd (sérielles et translucides comme pour afficher leurs éléments constituants sans l’ombre d’une ambigüité) qu’au surréalisme des Intérieurs métaphysiques de Giorgio de Chirico (des scènes d’atelier où s'accumulent de nombreux châssis et toiles, tombant les uns sur les autres sans aucune raison). Elles constituent autant des formules mathématiques et géométriques parfaitement rationnelles que des trompe-l’œil, des pièges ou des playgrounds visuels où la folie et l’absurde nous guettent à tout moment.
"Untitled 1", 2024 de Mehdi GHADYANLOO - Courtesy de l'artiste te de la Galerie Almine RECH - Paris © Photo Éric Simon
Les peintures plus récentes de Mehdi Ghadyanloo, où les toboggans laissent place à des volumes et des contre-structures encore plus énigmatiques, traduisent davantage le sentiment d’inquiétude, voire de mélancolie, déjà présents dans la série des toboggans.
Une mélancolie certes subjective liée à l’enfance perdue et à ses symboles (la fête foraine, le parc d’attraction, le jouet...) mais également plus métaphysique et existentialiste, liée à un sentiment général d’équilibre instable et d’inachèvement. Sentiment signifié par l’omniprésence de volumes qui se combinent – ou se tiennent – à la perfection mais toujours au bord de l’effondrement ; tel un château de cartes. Tout se tient mais la chute est toujours possible et devant nous.
"The lost monument", 2024 de Mehdi GHADYANLOO - Courtesy de l'artiste te de la Galerie Almine RECH - Paris © Photo Éric Simon
La dimension philosophique et poétique de ces peintures (Mehdi Ghadyanloo est un grand lecteur de Rumi et de Omar Khayyam) tient en effet à un art de l’anticipation de cette chute, telle une forme de connaissance par les gouffres(3).
Elle trouve son contrepoint symbolique dans les puits de lumières que l’on retrouve dans presque toutes les peintures de l’artiste. Ces derniers agissent comme des révélateurs de l’instant unique ou « parfait » où tout se tient. Comment ne pas penser aux puits de lumière qui jaillissent des coupoles de mosquées ou d’église, élément structurant du lien transcendant qui relie les croyants à l’édifice religieux.
Du reste, ce jet ou rai de lumière qui semble miraculeusement trouer le tableau, comme si des anges (ou démons) s’apprêtaient à y tomber, peut aussi se voir, de manière plus pragmatique(4).
Il relève également d’une révélation photogénique, sinon photographique (le trou de la camera obscura) ; autrement dit, d’une image qui ne se donne pas entièrement ou d’un coup, mais qui se forme progressivement, à travers la lumière mais aussi dans notre rétine, voire, par reflet, dans notre âme.
"The curved temple", 2024 de Mehdi GHADYANLOO - Courtesy de l'artiste te de la Galerie Almine RECH - Paris © Photo Éric Simon
C’est pourquoi l’hyperréalisme virtuose de Mehdi Ghadyanloo, pour autant qu’il se donne à regarder avec éclat et transparence, est aussi une sorte de voile qui opacifie et brouille les pistes : certes entre peinture et photographie (voirmême image informatisée), entre le jour et la nuit, entre le souvenir et l’effacement... mais aussi entre le monde social et notre monde intérieur.
- Morad Montazami, Zamân Books & Curating
(1) On peut citer Habibollah Sadeghi, parmi la génération des peintres-enseignants ayant pris part à l’esthétique de la révolution iranienne de 1979, et avec qui Mehdi Ghadyanloo a, entre autres, étudié.
(2) Traduction : Le Royaume de ce monde.
(3) Titre d’un recueil de poèmes de Henri Michaux, 1961.
(4) Mehdi Ghadyanloo cultive un fort intérêt pour l’utilisation de la lumière chez un architecte comme Tadao Ando.
Galerie Almine RECH
64 rue de Turenne
75003 Paris
Jours et horaires d’ouverture : du mardi au samedi de 11h à 19h.