Lena KELLER & Magali CAZO
"Pond", 2024 de Lena KELLER - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Sabine BAYASLI © Photo Éric Simon
Du 7 novembre au 7 décembre 2024
"Réminiscences"
Comment réinventer la peinture de paysage ?
C’est une des questions qui taraude la création actuelle. Car tout semble avoir été fait. La nature entière semble déjà avoir été triturée, sublimée, déconstruite, conceptualisée, érotisée, humanisée, voire abstractisée par le pinceau des artistes.
Être peintre, et peindre des paysages : c’est presque de l’ordre de la tautologie. Mais est-ce vraiment ringard aujourd’hui ?
Absolument pas, tant la nature nous questionne, tant elle se transforme, tant elle se meurt et se déchaîne.
"L'émergence de la Tendresse", 2024 de Magali CAZO - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Sabine BAYASLI © Photo Éric Simon
Chez l’Allemande Lena Keller et la Française Magali Cazo, le paysage est le sujet central mais il n’est pas considéré comme un simple motif à reproduire, si beau soit-il. Point de mimesis, point de réalisme. Il serait plutôt envisagé dans une dimension de perception émotionnelle induisant l’observation accrue de ses changements physiques, phénoménologiques. Ainsi, on pourrait parler de « paysages mutants » ou « d’images mutantes ». Comme si les états d’âme de la nature avaient la capacité, devant nous, d’en modifier les couleurs, la lumière et les contours.
Il est ici question de chercher à représenter quels motifs sont générés par l’expérience visuelle d’un environnement. Tout part donc de notre ressenti physique, voire sensuel, vis-à-vis des paysages que nous traversons aujourd’hui et qui sont, pour certains, des mirages de désespoir abîmés par la crise écologique. A tel point qu’on ne sait plus si le paysage n’est pas devenu une créature fantastique, presque inconnue, qui nous observe.
"Moss", 2024 de Lena KELLER - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Sabine BAYASLI © Photo Éric Simon
"Le Masque Bleu", 2024 de Magali CAZO - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Sabine BAYASLI © Photo Éric Simon
Ainsi, chez Lena Keller, le flou, le vaporeux, la liquidité des tâches, aux bords de l’abstraction, content les mutations de l’environnement mais aussi celles de notre propre regard. Car la source visuelle de l’artiste n’est pas le paysage naturel mais l’espace numérique qui crée des horizons artificiels, par essence modifiés et déformés. Elle interroge ces images construites par le filtre des écrans pour les mettre en résonance avec la peinture traditionnelle du paysage.
De fait, ses œuvres nous indiquent que l’avènement des images numériques a forcément, de manière plus ou moins inconsciente, modifié la perception de notre environnement et que nous vivons désormais dans un entre-deux entre réalité et fiction. Cet interstice, qui est fécondé par une forme d’aliénation du regard, serait notre nouvel habitat visuel que sa peinture tend à vouloir représenter. Il s’agit donc d’utiliser les décalages et les résonances entre paysage naturel et paysage numérique en tant que nouvelles composantes visuelles et sensitives dans notre rapport au monde.
"Lacrimosa", 2024 de Lena KELLER - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Sabine BAYASLI © Photo Éric Simon
"Les Vagues", 2024 de Magali CAZO - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Sabine BAYASLI © Photo Éric Simon
De ce point de vue, Keller cherche comment la peinture peut s’approprier ou même aller au-delà de l’image numérique qui, pourtant, revêt tous les atouts de l’image complexe finale, indépassable. Elle prouve que son medium peut faire mieux, repousser encore une fois les limites du représentable, surpasser la technique dans un néo-symbolisme pictural post-numérique.
De la même manière dont les impressionnistes et les pointillistes avaient défié les progrès de la photographie tout en s’en inspirant. On peut d’ailleurs penser que ce scénario se reproduira prochainement avec l’intelligence artificielle.
"Introitus", 2024 de Lena KELLER - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Sabine BAYASLI © Photo Éric Simon
Non, la peinture ne meurt pas. A ce point précis de notre observation, on est tenté d’évoquer Edvard Munch et les peintres norvégiens qui ont déjà eu recours au symbolisme pour représenter la lumière sublime et magnétique du nord dont les couleurs semblent plus artificielles que naturelles. Car il s’agit bien de cela : de sublime et de magnétisme, que l’on retrouve dans les peintures de Lena Keller et de Magali Cazo, toutes les deux étrangement affiliées à ces contrastes chaud-froid que les artistes nordiques du début du 20e siècle ont si bien exploré. La rétine ne sait plus s’il s’agit de couleurs réelles ou imaginaires.
C’est dans ce crépuscule crépitant que se situent les œuvres des deux artistes dont les compositions se répondent en couleur et en effet dramatique. « Nous avons toutes les deux de l'intérêt pour l'exploration des paysages de notre époque et pour les méthodes visuelles qui y sont associées, telles que la dissolution et le laisser apparaître. Dissolution : dans le flou et les zones floues qui en résultent. Laisser apparaître : par rapport à l'émergence de l'image rémanente qui surgit chez le spectateur, ainsi qu’à l'éclat en tant que lueur colorée » explique Lena Keller.
"Les Ancêtres", 2024 de Magali CAZO - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Sabine BAYASLI © Photo Éric Simon
"Dies Irae", 2024 de Lena KELLER - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Sabine BAYASLI © Photo Éric Simon
Cependant, le drame n'est jamais la finalité. Keller peint des forêts en feu et des landes angoissées, si torturées qu’elles en fécondent des formes pareilles à des corps calcinés qui chavirent ou des plaies qui saignent. Le fantomatique et le monstrueux ne sont pas loin. Ils affleurent. Nous sommes dans le laisser-apparaître. Comme dans Threshold, peinture dont les cimes rougeoyantes semblent donner naissance à un Golem incandescent…L’œuvre parle d’illusion et de limites. Nous sommes sur le fil de notre perception.
Mais le traitement de la couleur est si beau que le drame se mue en héroïsation. Dans une troublante métamorphose, chez Magali Cazo, les paysages aux couleurs irréelles deviennent, eux, des corps transparents quand ils ne sont pas des images d’aubes mutantes que la technique de l’encre, aqueuse, noie dans un trouble mélancolique, écrin des souvenirs perdus. Nous rejoignons ici l’idée de dissolution.
"Kyrie", 2024 de Lena KELLER - Courtesy de l'artiste et de la Galerie Sabine BAYASLI © Photo Éric Simon
Et l’on repense encore une fois aux paysages d’Helmer Osslund, Eugène Jansson, Harald Sohlberg, Gallen-Kallela... Evidemment, en ces temps de crise environnementale et climatique, l’observation de l’heure bleue et du rayon vert est cruelle, pré-apocalyptique. « Il y a de cela dans nos images réunies, je crois : un grand amour et du désespoir face à la destruction des espaces naturels » confie Magali Cazo.
- Julie Chaizemartin
Galerie Sabine BAYASLI
99 rue du Temple
75003 Paris
https://galeriesabinebayasli.com/
Jours et horaires d’ouverture du mardi au samedi de 12h à 19h.