Roberto MATTA « L’histoire est ronde comme la Terre »
Détail "La lumière sonore", 1984 de Roberto MATTA - Courtesy de l'artiste et de la Galerie MITTERRAND © Photo Éric Simon
Du 15 octobre au 21 décembre 2024
L’univers artistique et philosophique exalté de Roberto Matta embrasse une vision non-linéaire du temps, naviguant dans le passé, balayant de nombreux futurs possibles et cherchant à démontrer, comme il le disait, que “l’Histoire est ronde comme la Terre”.
Ces mots de l’artiste parurent dans un essai de 1979 qui évoque les cycles historiques de l’Espagne et les événements qui bouleversent alors le Chili, son pays d’origine. Cette philosophie du temps rond imprègne toute l’œuvre de Matta et nous plonge dans un monde futuriste profondément ancré dans des préoccupations planétaires communes.
"Objet du dialogue", 1956 de Roberto MATTA - Courtesy de l'artiste et de la Galerie MITTERRAND © Photo Éric Simon
Le tableau Untitled (c. 1947-48) en est la preuve éclatante : un personnage semblable à un archer trace les courbes du monde avec son arc, activant les courants de vent et les forces astrales. La forme évoque un ancien héros d’obsidienne, peut-être le guerrier mapuche Lautaro qui au XVI ème siècle a tenté de changer le cours de l’histoire des Amériques.
Mais il pourrait aussi s’agir d’un soldat moderne portant un masque à gaz, ou d’un être post-apocalyptique aux commandes d’un avion militaire. Cette figure monumentale flotte, désolidarisée de tout temps ou espace particulier, devenant tous les temps et tous les espaces, évocation de l’appel de Matta au monde pour qu’il voie pleinement “avec cet œil rond, qui parcourt les courbes de l’histoire tel les étoiles dans l’espace incurvé”.
En raison des formes mécanico-organiques ambiguës, souvent présentes dans l’œuvre de Matta, les critiques l’ont régulièrement classé dans la catégorie “science-fiction”, qu’il trouvait trop réductrice. Dans une interview accordée à Artforum en 1965, Matta déclare catégoriquement : “Quand je produisais des choses, on avait tendance à dire que c’était de la science-fiction, mais c’était une explication trop facile, trop simpliste”. Il est aujourd’hui plus pertinent d’appréhender son œuvre par le biais des futurismes spéculatifs, profondément ancrés dans l’œuvre d’écrivains latino - américains tels que Gloria Anzaldúa, ou à travers la Philosophie de la Relation du poète martiniquais Edouard Glissant.
"La lumière sonore", 1984 de Roberto MATTA - Courtesy de l'artiste et de la Galerie MITTERRAND © Photo Éric Simon
"Poissoneir", 1991 - "Key Wake", 1992 et "Mentirone", 1994 de Roberto MATTA - Courtesy de l'artiste et de la Galerie MITTERRAND © Photo Éric Simon
Matta peut être considéré comme proche du concept de mundo zurdo (monde gaucher) théorisé par Anzaldúa, et de ses nouveaux systèmes de relations sociales et d’intersectionnalité. L’essai de Matta de 1979 dénonce en effet toutes les formes de marginalisation et d’invisibilisation humaines, et propose au contraire de “réorganiser l’amitié” au sein d’une “agriculture de la démogracie”.
Cette belle fusion des mots démocratie/ grâce/merci ouvre des possibilités de transformation continue, une pratique vivante. Glissant suggère que “dans une relation planétaire, il n’y a pas d’éléments premiers, il n’y a pas d’éléments voués à disparaître dans leur relation aux autres, il y a une évolution permanente, un mouvement continuel de l’orientation de nos dispositions sensuelles et de nos intuitions”.
Renonçant à un monde de frontières, de hiérarchies ou même de permanence, Matta affirme au contraire que la société n’est pas construite sur des bases solides : “Tout ce qui s’est passé et se passe dans notre monde, se fait et se défait, se gonfle et se dégonfle chaque jour, secouant le sol comme un volcan”.
"Untitled", 1970 de Roberto MATTA - Courtesy de l'artiste et de la Galerie MITTERRAND © Photo Éric Simon
Une peinture sans titre de 1952 dépeint un tel paysage volcanique dans un moment de calme juste avant l’éruption et le changement cyclique, soulignant également la richesse verdoyante du sol qui émerge après la coulée de lave et régénère la terre. On peut penser à ce tableau comme étant le pendant d’une œuvre de l’ancienne collection de Glissant, La Montagne pelée ne fume plus, elle fleurit (1958), peinte lors d’une visite de Matta au philosophe, en Martinique, à l’ombre de la Montagne Pelée.
L’image du volcan en perpétuelle activité, avec laquelle il cohabite depuis toujours au Chili (le pays comptant plus de 90 volcans actifs), est bien sûr au cœur de la sphère visuelle de Matta. Elle pénètre plus encore son imaginaire lorsqu’il fut témoin direct de l’éruption du Paricutín au Mexique en 1943.
Dans ces paysages sud- américains, Matta trouva un reflet de lui-même et de l’humanité, tout comme Glissant ou Anzaldúa, dont la première publication fut un poème dans lequel elle prenait la voix d’un couteau d’obsidienne volcanique : “Dans mon enfance, j’étais un miroir. Je reflétais un éclat vitreux, vert foncé”.
"Untitled", 1947-1948 de Roberto MATTA - Courtesy de l'artiste et de la Galerie MITTERRAND © Photo Éric Simon
Ces thématiques artistiques, la communion avec les volcans ou l’évolution vers la pierre de lave, proposent des alternatives trans- espèces à la menace de déshumanisation. Dans ses écrits et ses peintures, Matta met en garde contre l’apparition de “personnages électroniques” susceptibles de conduire à l’aliénation : “Nous sommes attaqués par des technologies de l’information qui déshumanisent, isolent et désintègrent la cohésion sociale”.
Son tableau Objet du Dialogue représente une négociation entre deux formes satellites-humanoïdes géantes, en vol stationnaire, et une entité ronde qui semble tourner frénétiquement sur elle -même. Matta fait sa ns doute allusion à l’urgence et à la précarité de la communication entre les deux blocs de la Guerre froide l’année durant laquelle il a été peint (1956), les formes cherchant un moyen de contact et tendant les unes vers les autres au milieu d’un vif espace verdoyant en devenir.
Le potentiel ainsi que la menace de la connexion sont également explorés dans deux œuvres des années 1970, qui soulignent l’éventail des approches picturales de Matta. Dans Parallèles de la vie (1971), des êtres à la fois lumineux et opaques semblent émerger d’un abîme tels des perles, floues et presque impossibles à distinguer les unes des autres.
"Flux de psycho-espace", 1973 de Roberto MATTA - Courtesy de l'artiste et de la Galerie MITTERRAND © Photo Éric Simon
Dans une œuvre réalisée deux ans plus tard, Flux de Psycho-Espace (1973), nous retrouvons le style illustratif de Matta, qui utilise la peinture pour créer des formes et des contours plus incisifs. Le tableau dépeint un processus de métamorphose sans fin entre la chair humaine et la machine, comme une coexistence chaotique du mal et de la guérison, de la naissance et de la destruction.
C’est la volonté de Matta de briser les frontières qui a incité André Breton à lui dédier, en 1943, un poème intitulé “L a courte échelle” dans la revue surréaliste V V V. Dans ce poème, Breton renomme Matta “Mattalismancenillier”, contraction de “Matta”, “talisman” et “mancenillier”, qualifiant l’artiste à la fois de plante vénéneuse et d’antidote magique au poison.
Plus tard, ayant certainement connaissance de ce poème dédié à son ami Matta, Glissant évoque le mancenillier pour souligner la force de l’humanité malgré la diversité, la variété et la distance : “à l’image de la coexistence de l’olive de mer et du mancenillier”. Comme l’explique le glossaire “plante qui pousse à côté de l’olivier de mer sur les plages de la Martinique”. Si on le touche, le fruit du mancenillier inflige des brûlures douloureuses que la feuille de l’olivier de mer peut guérir”. Dans cet appel à la Relation, Glissant concilie le chaos et la différence, afin de rejeter toute vision monolithique du monde, à l’instar de l’histoire ronde de Matta.
"Margarita bronze", 2019 de Roberto MATTA - Courtesy de l'artiste et de la Galerie MITTERRAND © Photo Éric Simon
Ave ces stratégies , Matta continue d’interroger un monde qui s’étend au-delà des Amériques. Dans les années 1970, Matta s’intéresse à l’histoire de la civilisation étrusque, qui a précédé et influencé la langue et la culture romaine. À Tarquinia, dans sa villa italienne, il découvre des vestiges étrusques, tels que des sépultures sacrées, souvent taillées dans la pierre volcanique.
Cela ravive son imaginaire, comme le montre l’œuvre Helios ludens caelo (1982) qui représente le dieu du soleil jouant dans un ciel d’un bleu éclatant. Cachée derrière le titre latin de Matta (“Hélios joue avec le ciel”), on trouve la trace des Étrusques et de Suri, le dieu du feu volcanique qui préside à la fois au soleil et au monde souterrain, et qui a des pouvoirs sur la santé et la maladie.
"Untitled", 1965 de Roberto MATTA - Courtesy de l'artiste et de la Galerie MITTERRAND © Photo Éric Simon
Par cette superposition d’images, Matta fait allusion à ce qui a été avalé, conquis et absorbé, mais qui demeure. Matta se lance également dans la création de sculptures en terre cuite et en bronze grâce auxquelles il explore les possibilités contemporaines du passé étrusque. Miduse – Maduse, une sculpture en bronze de 1990 représente une Méduse créée sur le modèle de figures étrusques en terre cuite.
La Méduse de Matta, au corps d’oiseau, sourit les yeux fermés, sa chevelure de serpents ondulante lui servant de lien sensoriel avec le monde extérieur. Anzaldúa était également intriguée par la figure de la Méduse et, dans son poème “Encountering the Medusa”, elle évoque la capacité de la créature à nous “figer dans cette zone frontalière/ ce no man’s land/à jamais entre les deux”.
"Mi duse - Ma duse", 1990 de Roberto MATTA - Courtesy de l'artiste et de la Galerie MITTERRAND © Photo Éric Simon
Anzaldúa associe en outre la Gorgone à la “fusion des opposés”, que l’on retrouve également dans la déesse-serpent aztèque Coatlicue : “Le ciel et le monde souterrain, la vie et la mort, la mobilité et l’immobilité, la beauté et l’horreur”.
La sculpture figurativede Matta illustre également de telles fusions, un être aux cheveux de serpents, fluide comme la lave, sur un corps fixe ou statique, comme l’obsidienne. Semblant être à la fois vénéneuse et protectrice, elle est la personnification du paradoxe du Mattalismancenillier. Ses yeux sont fermés, mais elle n’est pas aveugle ; elle se déplace dans le temps comme l’histoire ronde de la terre, personnifiant l’appel de Matta pour “une agriculture du verbe être” et “une culture du verbe voir”.
- Terri GEIS : Professeure ASSOCIÉE D’ART, Université de New York, Abu Dhabi.
- Gloria Anzaldúa, “Tiheuque”, poème publié dans Tejidos (1974)
- Gloria Anzaldúa, “À la rencontre de la méduse”, poème inédit (1984)
- Gloria Anzaldúa, Borderlands/La Frontera: The New Mestiza (Aunt Lute Books, 1987)
- Edouard Glissant, Poetics of Relation, traduit en anglais par Betsy Wing (Ann Arbor: University of Michigan Press, 1997)
- Roberto Matta, “Sin Miedo Abrir El Verbo Ojo Al Infrarrojo” publié dans Encuentro de Thorun, 1979
Roberto Matta Echaurren connu sous le nom de Roberto Matta, né le , à Santiago du Chili et mort à Civitavecchia (Italie), le novembre 2002, est un artiste peintre surréaliste chilien, naturalisé français à l'âge de soixante-huit ans.
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