Du 10 septembre au 15 octobre 2016
Au cœur de l’œuvre de Sheila Hicks réside une invitation fondamentale : celle qui se propose de toujours regarder, s’interroger, évaluer et échanger ensemble. Cette incitation contient sa part d’exigence : elle nous enjoint à véritablement apprendre de la rencontre, à ne jamais la repousser, mais bien plutôt à l’accueillir, voire à la provoquer, pour s’enrichir des idées et des savoirs, des traditions et des recherches des autres, toujours considérés.
Cette attitude préside à son œuvre depuis ce moment charnière des années 1954-1959 : quand les leçons du Bauhaus professées par Josef Albers à la Yale School of Art and Architecture se sont superposées, et vite amalgamées, aux cours de civilisations précolombiennes de l’historien de l’art Georges Kubler, auteur d’un ouvrage de référence pour tous les artistes actifs dans les années 1960-1970 : Formes du temps (The Shape of Time : Remarks on the History of Things, 1962).
"Another break in the wall", 2016 de Sheila HICKS - Courtesy Galerie Franck ELBAZ © Photo Éric Simon
"Rempart", 2016 de Sheila HICKS - Courtesy Galerie Franck ELBAZ © Photo Éric Simon
Grâce à ce dernier, à l’archéologue Junius Bird et à l’historien Raoul d’Harcourt, dont les missions au Pérou pour le Musée de l’Homme donnèrent Les Textiles anciens du Pérou et leurs techniques (1934), Sheila Hicks découvre les peuples andins, leurs savoir-faire et cette civilisation sans écriture mais d’une richesse technique inégalée. Pour l’étudiante qui se destinait alors à la peinture, les tissages et la maîtrise des structures complexes par les tisserands péruviens furent une révélation. Depuis lors, la série des Minimes, longue suite de formats miniatures initiée en 1958, témoigne de cette rencontre radicale, à la racine de toute l’œuvre de Sheila Hicks depuis plus de cinquante ans. Ils incarnent cette synthèse des pratiques artistiques occidentales modernes et des traditions précolombiennes ancestrales, alliance ayant permis la mise en place d’un vocabulaire universel – la lumière, la couleur, la texture –, accessible à tous, faisant fi des genres et des catégories.
"Atacama XX", 2016 de Sheila HICKS - Courtesy Galerie Franck ELBAZ © Photo Éric Simon
Sheila HICKS - Courtesy Galerie Franck ELBAZ © Photo Éric Simon
Saisissante, nous entraînant irrésistiblement vers elle, l’œuvre de Sheila Hicks n’en possède pas moins une charge révolutionnaire, à dimension anthropologique : celle qui a permis d’imposer aujourd’hui les matières textiles, d’origine végétale et animale, et les fibres synthétiques dans le monde de l’art contemporain, comme s’il était tout à fait naturel – le mot est choisi à dessein – de peindre et sculpter en lin, coton, ardoise et raphia.
Si j’étais de laine, vous m’accepteriez ? se demande Sheila Hicks avec une fausse innocence.
Dans cette demande, il y a l’humanité, le don propre à cette pratique désireuse d’étendre le domaine traditionnel de l’art mais aussi ce défi visant à abolir les frontières tenaces entre toutes les expressions artistiques.
Et aussi, j’aime à le croire, comme une volonté d’insuffler du mouvement au monde comme il tourne. Depuis le Rempart de l’entrée, l’exposition forme une ronde, une proposition cyclique, scandée de pauses et d’intensités. Ce rythme, c’est celui procuré par les nuances chromatiques et lumineuses du dyptique Lépidoptère I et II et de l’installation murale monumentale Another Break in The Wall. C’est celui, inéluctable, que la présentation conjointe d’œuvres d’échelles contrastées provoque : entre l’immense tapis mural Struggle To Surface (réalisé en 2014-2015 au Guatemala) et les mondes miniatures des Minimes.
Sheila HICKS - Courtesy Galerie Franck ELBAZ © Photo Éric Simon
Sheila HICKS - Courtesy Galerie Franck ELBAZ © Photo Éric Simon
C’est bien sûr, dans certaines œuvres, la dynamique de la trame et de la chaîne ; dans d’autres, celui de la reconnaissance du même puis la surprise du différent.
Dans Conversation, Tirer-Compresser et Silencio, laine et lin mènent une négociation grouillante, déployée sur des dizaines de lignes, sur la prééminence de chacun, sur la place du sujet et du verbe – la démarche de Sheila Hicks est une linguistique de la couleur dont chaque œuvre incarne un moment expressif, une manière chaque fois particulière de déployer des « lignes en mouvement dans l’espace ». Enfin, c’est le rythme de la nature : celui des saisons, des croissances, de la modulation de la lumière au fil des journées.
Dans son dialogue quotidien avec la couleur, le monde naturel comprendre la flore mais aussi la vie microscopique des insectes et l’horizon éternel des glaciers et des cieux tourmentés de la Terre de Feu – constitue une irrépressible source d’inspiration. Comme en témoignent les œuvres Atacama XXet Villarrica, ainsi nommées d’après un désert et un volcan chiliens.
L’œuvre de Sheila Hicks, pour elle qui la conçoit comme pour celui qui la regarde, s’apparente à une formation continue sur les liens entre couleurs, formes et actions : il s’agit à chaque fois d’assembler, de réassembler et de désassembler – avec des outils de production rudimentaires et les « moyens du bord » – les lettres d’un alphabet naturel et mystérieux, coloré et texturé, accessible et insatiable, disponible et euphorique pour qui sait s’en saisir.
– Clément Dirié
Sheila Hicks est née en 1934 à Hastings, Nebraska. Après plusieurs années fondatrices vécues à parcourir l’Amérique latine (Venezuela, Colombie, Équateur, Pérou, Bolivie, Chili, Argentine, Uruguay, Brésil), puis un séjour de cinq ans au Mexique, elle s’installe à Paris en 1964.
Elle participe en 1972 à 72 Douze ans d’art contemporain en France (Grand Palais, Paris). En France, elle a exposé en 2014 au Palais de Tokyo (Paris) et au Consortium (Dijon) ; à l’étranger, à la 30e Biennale de Sao Paulo en 2012, à la Biennale du Whitney (New York) en 2014, et à la Hayward Gallery de Londres en 2015. En 2016, Sheila Hicks participe notamment à la 20e Bien- nale de Sydney, au Glasgow International Festival et à la 2nd Triennial of Fiber Art de Hangzhou (Chine). La même année, le Joslyn Art Museum d’Omaha (Nebraska) lui consacre une rétrospec- tive intitulée Material Voices