Expo Peinture Contemporaine: Marcel DUCHAMP " LA PEINTURE, MÊME "
À travers une centaine d’oeuvres réunies pour la première fois, le Centre Pompidou consacre une exposition monographique à l’oeuvre peint de Marcel Duchamp. Approche inédite, sciemment paradoxale, l’exposition entend montrer les tableaux de celui qui, selon la doxa moderniste, a tué la peinture.
Le Centre Pompidou contribue avec Marcel Duchamp. La peinture, même. à l’écriture de l’histoire de l’art de notre temps et à la lecture renouvelée de l’oeuvre de l’une des figures les plus emblématiques de l’art du XXème siècle.
PARCOURS DE L’EXPOSITION (avec une sélection des oeuvres exposées) par Cécile Debray, commissaire
DUCHAMP, LA PEINTURE MÊME ?
« Je crois que l’art est la seule forme d’activité par laquelle l’homme en tant que tel se manifeste comme véritable individu. Par elle seule il peut dépasser le stade animal parce que l’art est un débouché sur des régions où
ne dominent ni le temps, ni l’espace. » Marcel Duchamp
« Pourtant j’attirais l’attention des gens sur le fait que l’art est un mirage. Un mirage exactement comme dans le désert, l’oasis qui apparaît. C’est très beau jusqu’au moment où l’on crève de soif évidemment. Mais on ne crève pas de soif dans le domaine de l’art. Le mirage est solide. » Marcel Duchamp, 1964
1/ CLIMAT ÉROTIQUE
Le parcours peint de Marcel Duchamp à partir de 1910, mène irrésistiblement au Grand Verre, depuis, notamment les dessins de caricature et les premiers nus qui ancrent son travail dans une obsession érotique liée à la question du regard, du voyeurisme, déjà formulée par Manet. Il dira à la fin de sa vie : « Tout est à base de climat érotique sans se donner beaucoup de peine. Cela remplace ce que d’autres écoles appelaient symbolisme, romantisme. Cela pourrait être, pour ainsi dire, un autre « isme ». L’érotisme était un thè- me, et même plutôt un « isme », qui était la base de tout ce que je faisais au moment du « Grand Verre ». Cela m’évitait d’être obligé de rentrer dans des théories déjà existantes, esthétiques ou autres. »
(Marcel Duchamp, Entretien avec Pierre Cabanne, 1967).
Les jeux de massacre de Noce de Nini pattes-en-l’air des baraques de fêtes foraines ou les films libertins sur le motif éculé du Déshabillage de la mariée, forment la préhistoire du thème duchampien de La Mariée…
Les dessins de caricature que Duchamp produit dans le sillage de son frère aîné Jacques Villon, posent très tôt, à l’instar des Fumistes et Hydropathes, le rapport entre l’image et le commentaire écrit de la légende et du titre, vecteur de l’ironie dans son oeuvre et de la place méta-critique de l’écriture.
2/ DES NUS
Marcel Duchamp date son engagement artistique de sa visite du Salon d’automne de 1905 où se tient une rétrospective de Manet, « le grand homme », selon ses dires, et où explose le scandale de la « Cage aux fauves » avec les oeuvres colorées de Matisse ou de Derain. Si l’on perçoit dans ses premiers nus, une manière presque relâchée de la couleur et du dessin, de style fauve, très vite il stylise le dessin de ses figures et les insère dans un contexte abstrait, énigmatique, afin de rompre avec tout formalisme et tout naturalisme.
Regardant du côté de peintres comme Vallotton ou Girieud, il entreprend au tournant de l’année 1910/1911, un cycle de peintures allégoriques - Le Paradis, Le Buisson, Baptême où l’on décèle nettement l’influence des grandes toiles arcadiennes, sans argument littéraire ni anecdote, de Matisse : Le Luxe de 1907, Les Baigneuses à la tortue de 1910 ou encore La Danse et La Musique de 1910 dont Duchamp se souvient des impres-sionnantes « figures en aplats rouges et bleus».
Ainsi, lorsque celui-ci attribue, tardi-vement, sa réaction contre la peinture « rétinienne » à la découverte des oeuvres allégoriques de Böcklin, durant l’été 1912, il néglige de rappe- ler que c’est une démarche qu’il a entamé plusieurs mois auparavant, tout subjugué qu’il est par l’érotisme boursouflé, la grandiloquence comique et unique des tableaux du peintre suisse.
3/ « APPARITION D’UNE APPARENCE »
Cherchant à insuffler à sa peinture une dimension autre, antinaturaliste, Marcel Duchamp, à rebours de ses contemporains et de ses débuts fauves, regarde du côté du Symbolisme, explorant la littérature et la peinture de ce mouvement fin de siècle.
Lorsqu’on l’interroge sur l’influence cézannienne alors prédominante chez les jeunes peintres cubistes de sa génération , Duchamp situe son « point de départ personnel » dans l’oeuvre de Redon dont il admire les Noirs, les échos poétiques mallarméens et les personnages nimbés.
Sensibilisé par son entourage son ami, futur radiologue, Ferdinand Tribout, ou encore son frère Duchamp-Villon interne dans le service du professeur Albert Londe aux phénomènes de radiations extra-rétiniennes, le « halo électrique », à la question des fluides, des rayons X Duchamp entoure ses figures d’une aura, signe, selon lui, « de ses préoccupations subconscientes vers un métaréalisme », une peinture de l’invisibilité.
Un peu plus tard, il accolera, dans le Grand Verre, sa Mariée à la « voie lactée », gigantesque nimbe, qui marque son passage d’un état à un autre. Ce singulier retour vers le Symbolisme s’appuie sur des découvertes littéraires, celle surtout de la poésie de Jules Laforgue, disparu en 1887 et publié en 1902, dont la mélancolie ironique et les sonnets qui mêlent trivialité et jeux de mots fondent durablement l’esthétique duchampienne.
4/ « DÉTHÉORISER LE CUBISME »
À la fin de l’année 1911, Marcel Duchamp rejoint le groupe des cubistes qui se réunit à Puteaux le dimanche chez ses frères Villon et Duchamp-Villon. Au Salon des Indépendants de 1911, alors que Metzinger, Gleizes, Léger, Le Fauconnier se rassemblent dans la salle 41 dite «cubiste», Duchamp y participe avec une toile allégorique post ou néo- symboliste, Le buisson. Séduit par l’appétit théorique d’un Metzinger, par les questions de cinétisme et de géométrie, notamment la quatrième dimension, par la décomposition du mouvement des chronophotographies de Marey, Duchamp décline une série de tableaux diagram-matiques subtils qui annoncent la série d’oeuvres optiques et cinématographi- ques des années 1920 et se rapprochent des oeuvres futuristes italiennes.
Sans se départir de son humour et de son intention poétique « non rétinienne », il peint un état d’âme, un « Jeune homme triste dans un train », support plastique d’une approche non-euclidienne de l’espace et du mouvement ; il inscrit le titre de son tableau Nu descen- dant un escalier sur la toile, induisant un décalage ironique qui lui attire la franche désap- probation du groupe. Malgré cette rupture significative, le tableau qui fera le succès de Duchamp aux États-Unis, figure avec d’autres de ses oeuvres cubistes, au salon de la Section d’or qui réunit en octobre 1912, Picabia, Gris, Kupka, ses frères, Léger, Gleizes, Metzinger…
5/ « PUDEUR MÉCANIQUE »
Marcel Duchamp relie clairement corps en mouvement et mécanique : « Le mouvement de la forme dans un temps donné nous fait entrer fatalement dans la géométrie et les mathé- matiques ; c’est la même chose que lorsqu’on construit une machine... » (1977). Le fantasme de la machine est au coeur de l’imaginaire littéraire et artistique en ce début de siècle (L’Eve future de Villiers de L’Isle Adam (1886) ou Le Surmâle d’Alfred Jarry (1902), Roussel, Impressions d’Afrique (1909). Duchamp visitant en compagnie de Fernand Léger et de Brancusi le Salon de l’aéronautique, fin 1912, s’extasie sur la perfection sculpturale d’une hélice d’avion ; son voyage automobile à tombeau ouvert, avec Picabia et Apolli- naire, de Paris vers le Jura, en octobre 1912, lui inspire le thème des « nus vites » et l’hybridation mécanomorphe.
C’est autour du jeu d’échecs, lui-même joueur passionné, qu’il cristallise, à l’instar des recherches plastiques de son frère Duchamp-Villon pour sa sculpture cubo-futuriste du Cheval, une iconographie toute personnelle mêlant anticipation abstraite et psychique du mouvement et projection mécaniste et sexuelle sur les pièces du jeu, les pions « nus vites », le Roi et la Reine : « Si on parle de beauté, il y en a un peu plus dans le jeu d’échecs que dans les mathématiques la beauté dans le jeu d’échecs est plus plastique (pris au sens de la forme physique) qu’en mathématique. En mathématique, « le carré est une possibilité de carré ».
Aux échecs, quand on parle d’une belle résolution à un problème, cela provient d’une pensée abstraite qui se résout dans la forme physique d’un Roi faisant cela ou d’une reine faisant ceci. Comme si une chose abstraite était rendue vivante. Reine ou Roi deviennent des animaux qui se comportent selon une pensée abstraite mais vous voyez la Reine faire cela – vous sentez une Reine faire cela – vous la touchez… alors qu’une beauté mathématique reste toujours abstraite. La beauté architecturale n’est pas une beauté mathématique. » (Marcel Duchamp, Entretien avec Sweeney, 1945)
6/ INCONSCIENT ORGANIQUE (MÉCANIQUE VISCÉRALE)
Duchamp s’installe à Munich durant l’été 1912, visitant quelques grands musées européens (Bâle, Vienne, Dresde, Berlin) et posant les prémices de son Grand Verre : La Mariée mise à nu par ses célibataires, même. Soucieux de réinventer la peinture, il hybride la forme cubiste cinétique en une « mécanique viscérale » à la manière des personnages de la pièce de théâtre de Raymond Roussel Impressions d’Afrique.
La capitale bavaroise, haut-lieu de l’ésotérisme mais aussi de la technique, berceau de l’abstraction de Kandinsky et conservatoire de tableaux de Cranach, lui offre un contexte de sources nouvelles à partir desquelles il élabore-là ses peintures les plus abouties : Le Passage de la Vierge à la Mariée, La Mariée. La Reine est remplacée par la Mariée, la polysémie de l’idée du « passage » - géométrique, chimique, psychologique, physiolo-gique, sexuelle ou métaphysique est volontairement posée ; la technique méticuleuse de l’huile sur toile tend à se rapprocher des glacis des Vénus de Cranach qui préfigurent la transparence du Verre.
« Mon séjour à Munich fut la scène de ma libération complète, alors que j’établissais le plan général d’une oeuvre à grande échelle qui devait m’occuper pour une longue période, à la mesure de toutes sortes de problèmes techniques nouveaux qu’il me faudrait résoudre. »
7/ « PEINTURE DE PRÉCISION ET BEAUTÉ D’INDIFFÉRENCE »
Marcel Duchamp choisit de ne plus être socialement un artiste et travaille, à partir du printemps 1913 jusqu’à son départ pour les Etats-Unis en juin 1915, à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Tout à son projet grandiose, il approfondit ses connaissances en géométrique, mathématiques, perspective et anamorphoses, optique, lisant beaucoup, notamment Esprit-Pascal Jouffret, Raymond Poincaré, Nicéron, compulsant librement des ouvrages rares - Athanasius Kirchner, Leonard de Vinci, Dürer, L’Encyclopédie… Il accumule des notes à travers lesquelles il noue, avec ces auteurs disparus, un dialogue intellectuel et ironique – néologismes, citations modifiées, calembours, croquis - et construit le palimpseste de son Grand Verre. Il met en place les différents éléments de celui-ci selon des expérimentations techniques spécifiques (fil sur toile, fil de plomb sur verre, pigments non-orthodoxes comme le minium ou la poussière).
À la suite de la Mariée qu’il souhaite inscrire dans le registre supérieur par un report photographique, il conçoit le panneau du bas, le domaine des Célibataires, avec la Broyeuse de chocolat, les premières études sur verre dont les Neuf Moules Mâlics. En un ultime rejet de la picturalité, il adopte, tel un géomètre, un style sec et précis, objectif, rétablit une perspective symétrique et frontale. Il investit alors dans l’objet, la part subjective de hasard et d’aléatoire par le biais des Stoppages-Etalons – unité de mesure strictement personnelle – et des premiers Ready made, définis par Duchamp comme un rendez-vous entre un objet, une inscription et un moment donné, qui résonne comme les mots de Mallarmé : « Evoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme par une série de déchiffrements. »
8/ LE GRAND VERRE
Duchamp, laconique, présente lors d’une conférence tardive son Grand Verre : « Quand j’arrivai à New York en 1915, je commençai cette peinture reprenant et regroupant les différents éléments à leur juste emplacement.
Deux mètres cinquante de haut, la peinture est constituée de deux grandes plaques de verre. J’ai commencé à travailler dessus en 1915 mais elle n’était pas achevée en 1923, quand je l’abandonnai dans l’état où elle est aujourd’hui.
Pendant tout le temps où je la peignais, j’écrivis un grand nombre de notes qui devaient former le complément de l’expérience visuelle, comme un guide. » Se gardant bien de donner une explication iconographique ou esthétique de cette oeuvre qui l’a occupé pendant dix ans, il insiste sur le lien ontologique entre le Grand Verre et les notes (repro-duites et éditées par ses soins en 1934 dans La Boîte verte) ouvrant-là d’infinies poss- ibilités d’exégèses. Breton y voit « une interprétation mécaniste, cynique du phénomène amoureux » (Phare de la Mariée, 1935), Ulf Linde relève une symbolique de source alchimiste, Arturo Schwarz perçoit une androgynie alchimique bâtie sur un refoulé inces-tueux, Octavio Paz, une poétique mallarméenne de la désincarnation (Château de la pureté, 1968), Jean-François Lyotard parle d’une « machinerie sophistique d’espaces à n dimensions », Jean Clair y lit un projet complexe et impossible, jouant des géométries pluridimensionnelles, des lois de perspectives et de références savantes… « un tableau qui tente de saisir ce qui échappe à la rétine »… le dernier tableau.
« Je voulais m’éloigner de l’acte physique de la peinture. J’étais nettement plus intéressé à recréer des idées dans la peinture […] Je voulais remettre la peinture au service de l’esprit. »
Marcel Duchamp
Centre Georges Pompidou/Beaubourg
GALERIE 2, NIVEAU 6
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