Laurent GRASSO « ORCHID ISLAND »
Détail "Studies into the Past" de Laurent GRASSO - Courtesy de l'artiste et de la Galerie PERROTIN - Paris © Photo Éric Simon
Du 14 octobre au 23 décembre 2023
« Les paysages peuvent être trompeurs. Parfois, un paysage semble n’être pas tant le cadre de vie de ses habitants qu’un rideau derrière lequel se déroulent leurs luttes, leurs réussites et leurs accidents. »
- John Berger, Un métier idéal : histoire d’un médecin de campagne.
La galerie Perrotin est heureuse de présenter Orchid Island, la huitième exposition personnelle de Laurent Grasso avec la galerie et la quatrième à Paris. À cette occasion, l’artiste dévoile un nouveau film tourné à Taiwan ainsi qu’une nouvelle série de peintures et de sculptures. Dans notre monde très centré sur l’image, nous ne connaissons sans doute rien de plus familier qu’un paysage. De multiples représentations de la nature, pittoresques ou sublimes, peuplent les musées, les cartes postales, nos fils d’actualité Instagram et nos écrans d’ordinateur.
Elles inspirent l’admiration ou la nostalgie, nous offrent des moments de contemplation ou d’évasion, mais à présent qu’aucun recoin de notre planète n’échappe à l’empreinte humaine, ces représentations d’une nature idéalisée et sauvage peuvent paraître trompeuses. Un paysage, comme le remarquait Berger, peut parfois nous masquer la réalité.
"Projection", 2023 de Laurent GRASSO - Courtesy de l'artiste et de la Galerie PERROTIN - Paris © Photo Éric Simon
Dans cette nouvelle exposition, Laurent Grasso repense la tradition de la peinture de paysage en rendant étranger ce qui nous est familier, permettant ainsi de le percevoir d’une manière complètement nouvelle (1).
Son projet est né d’une série de questions sur ce que signifie la représentation d’une version idéalisée de la nature, alors même que les espaces sauvages sont en train de disparaître de la Terre. Les paysages peints sont-ils des souvenirs d’un paradis perdu ou des emblèmes ethnocentriques de l’impérialisme occidental ?
Sont-ils représentatifs de nos relations politiques et sociales, ou bien sont-ils des points d’entrée vers un monde métaphysique ?
L’œuvre centrale du plasticien, un paysage tropical baigné de la lumière diffuse de l’aurore, présente au premier plan un feuillage dense et luxuriant, encadrant un plan d’eau qui scintille, et derrière lequel on aperçoit des collines se muant peu à peu en montagnes aux sommets enneigés. Comme suspendue dans le ciel, une forme noire rectangulaire, possiblement menaçante et semblant provenir d’une autre dimension, se dirige vers la ligne d’horizon ; elle jette un voile de particules grises sur les montagnes et une ombre sur les espaces qu’elle survole. Est-ce un nuage anormal, un OVNI ou une référence à l’abstraction moderniste ? Paradis tropical et science-fiction se mêlent, passé lointain et haute technologie futuriste s’entrechoquent dans une image mystérieuse qui subjugue et déconcerte.
"Studies into the Past" de Laurent GRASSO - Courtesy de l'artiste et de la Galerie PERROTIN - Paris © Photo Éric Simon
Sans la présence de cette forme géométrique et flottante, le travail de Laurent Grasso rappellerait encore davantage celui d’un paysage idyllique peint au XIXe siècle. Ce tableau fait partie de la série intitulée Studies into the Past, composée de toiles peintes d’après des œuvres historiques, mais au sein desquelles l’artiste incorpore des phénomènes naturels ou surnaturels. Dans ces œuvres, des insertions telles qu’un nuage avançant dans une rue au ras du sol, un rocher en lévitation, oudeux soleils rayonnant dans le ciel (2), font référence aux signes célestes sur lesquels nous projetons nos peurs et nos fantasmes, et dont nous pensons parfois qu’ils révèlent notre destinée.
Physiquement présents mais étranges et déconcertants, ils paraissent exister sur un autre plan et témoignent de la fascination de l’artiste pour les phénomènes célestes et paranormaux – leur présence incongrue produisant un troublant sentiment de vertige temporel. Pour Grasso, ils représentent ce qu’il appelle « des souvenirs du futur ».
"Studies into the Past" de Laurent GRASSO - Courtesy de l'artiste et de la Galerie PERROTIN - Paris © Photo Éric Simon
Dans une autre galerie, une série de peintures historiques de paysages n’est visible qu’à travers des filtres qui masquent partiellement les tableaux. Dissimulées derrière des caissons sombres mais translucides, nous voyons ces œuvres comme au travers du rideau de particules projetées par le rectangle. Ici, le phénomène mystérieux est devenu physique, sériel, modulaire, et tridimensionnel. Vues de loin et de biais, ces œuvres ressemblent à des structures murales minimalistes, mais en s’approchant, on perçoit derrière leur surface les silhouettes sombres de palmiers et de montagnes, d’eau et de ciel.
Discerner les détails à travers ce filtre, nécessite une attention particulièrement soutenue, et suscite une étrange sensation de familiarité, une expérience de déjà-vu. Ils nous rappellent une réalité qui n’a peut-être jamais existé, mais que nous avons l’impression de devoir connaître. Les paysages de Grasso, plutôt que de constituer pour l’œil du spectateur des fenêtres sur le monde, créent des chemins temporels qui le ramènent vers son esprit, ses souvenirs, ses émotions.
"Tropical Lanscape", 2023 de Laurent GRASSO - Courtesy de l'artiste et de la Galerie PERROTIN - Paris © Photo Éric Simon
Les écrans noirs jettent un voile obscur sur des scènes idylliques, obscurcissant les paysages par une brume qui rappelle une pollution ou une fumée. L’artiste cite comme référence l’Épisode aérien toxique du roman Bruit de fond de Don DeLillo, un nuage sombre qui est à la fois une menace technologique et une présence indescriptible, aussi terrifiante qu’impressionnante. Comme le nuage de DeLillo, le travail de Grasso convoque des visions de la destruction humaine : les changements climatiques, la colonisation de terres, la disparition de peuples. Mais il suggère également quelque chose de plus transcendant, une profondeur, une acceptation de l’insaisissable.
Cette impression de menace sublime imprègne le nouveau film de l’artiste, Orchid Island, présenté pour la première fois dans cette exposition. Réalisé dans des sites d’une beauté naturelle en apparence intacte, dans des endroits reculés de Taiwan portant des noms de destinations de rêve (île des Orchidées, lac aux Mille Îles, paysage lunaire de Tianliao), le film, entièrement en noir et blanc, est empreint d’un sentiment d’inquiétude. Reflétant les complexités politiques et sociales actuelles de Taïwan, les contrastes forts entre ombre et lumière et l’utilisation d’une technologie de surveillance aérienne accroissent la sensation de malaise. (3) La caméra, montée sur drone, se déplace comme mue de sa propre énergie vitale, planant, flottant au-dessus d’un lieu, ou bien s’approchant de ce qu’elle filme comme pour l’examiner de plus près. Grasso explique que son film a pour but « d’activer un état de conscience modifié similaire à l’hypnose ». (4)
"Karhuikazo", 2023 de Laurent GRASSO - Courtesy de l'artiste et de la Galerie PERROTIN - Paris © Photo Éric Simon
La musique du film, une mélodie obsédante sous-tendue par le chuintement lancinant d’un synthétiseur, confère au film une atmosphère étrange et onirique, contribuant ainsi à son effet hypnotique. (5) Dans la séquence d’ouverture, il n’y a aucune ligne d’horizon, aucun premier, second ou arrière-plan pour nous orienter.
Des plans rapprochés montrent des feuilles qui oscillent doucement et se fondent dans l’ombre, parfois illuminées par un rayon de soleil. Une fleur parsemée de rosée brille au soleil. Le reflet du soleil danse sur l’eau qui ondule. Puis, vue de sous les branches, l’aveuglante lumière du soleil perce le feuillage tropical. La caméra passe ensuite à un plan large du paysage, qui montre le ciel et l’horizon, et nous présente un panorama spectaculaire de falaises escarpées, de collines verdoyantes recouvertes d’arbres, et d’océans scintillants.
"Orchid Island, Digital film, led screen" de Laurent GRASSO - Courtesy de l'artiste et de la Galerie PERROTIN - Paris © Photo Éric Simon
Pourtant, tout au long du film, nous avons conscience de la présence de cette forme rectangulaire et menaçante. Son ombre hostile passe de temps à autre sur un tapis de feuillage. À d’autres moments, on la voit se dessiner dans le ciel, floue et spectrale, puis elle devient brutalement nette, ses contours bien définis. Elle glisse dans le ciel nuageux de manière surréelle, sécrétant quelque chose, peut-être une brume étrange, qui suggère une tempête à l’horizon.
Des structures mystérieuses en forme de dômes ou de paraboles suggèrent une activité humaine : s’agit-il d’antennes paraboliques militaires, de sites de déchets nucléaires ?
L’impression d’un territoire sauvage se manifeste tant psychologiquement que géographiquement ; elle nous frappe, nous désoriente et nous hante aussi par sa beauté. Dans la seconde salle, le rectangle d’origine inconnue s’est métamorphosé en cinq formes nuageuses de marbre, placées au sol comme des sculptures minimalistes. Ici, les propriétés des nuages semblent inversées. Plats, lisses et polis jusqu’à ressembler à des miroirs sur une face ; en relief, rugueux, et d’apparence inachevés sur l’autre – ils sont terrestres et non aériens, noirs et non blancs, matériels et non intangibles, lourds et non légers.
Seuls leurs contours, qui rappellent le coton brut ou un nuage de cartoon, les assimilent à l’image schématique – « idéogramme » selon le mot de l’artiste – d’un nuage idéalisé.
"Black rectangle", 2023 de Laurent GRASSO - Courtesy de l'artiste et de la Galerie PERROTIN - Paris © Photo Éric Simon
Grasso dit souvent que son travail est une matérialisation de l’invisible. Le visible lui-même ne serait-il pas une abstraction plutôt qu’une donnée, une construction née de l’interaction entre la nature et nous ?
Comme Berger, Grasso considère que le paysage idéalisé n’est qu’un leurre : « L’idée de la nature, telle qu’on la concevait au XIXe siècle, – pure, vierge, intemporelle – est totalement remise en question. On comprend que la nature est un concept qui a été inventé, et que les choses sont beaucoup plus imbriquées qu’on ne le pensait… » (6). Si nous faisons partie de la nature, quel y est notre rôle ?
Que voulons-nous accomplir lorsque nous la représentons ?
Il existe dans le travail de Laurent Grasso un mystère et une beauté qu’il exprime dans l’utilisation des ombres. L’obscurité nous demande de nous concentrer, de réfléchir plus intensément, de cultiver les questions plutôt que les réponses, l’ambiguïté plutôt que la clarté. Elle semble nous guider vers un état de conscience toujours élargi et un avenir qui ne nous révèlera jamais tous ses secrets.
- Leanne Sacramone
(1). Je fais ici référence au concept de défamiliarisation de Viktor Chklovski tel qu’il l’a développé
dans Sur la théorie de la prose.
(2) L’artiste s’est inspiré d’un phénomène optique naturel appelé parhélie.
(3) L’île des Orchidées est à la fois une attraction touristique et le site d’une décharge nucléaire qui a provoqué un conflit avec la population autochtone Tao. Le lac aux Mille Îles, avec ses eaux vert émeraude, est en réalité un réservoir artificiel créé par la construction du plus grand barrage du pays.
(4) Laurent Grasso, conversation avec l’auteur, 19 août 2023.
(5) La musique du film a été composée par Nicolas Godin, cofondateur du duo musical AIR. Il s’agit de la deuxième collaboration de Laurent Grasso avec l’artiste.
(6) Laurent Grasso « Mon film reflète notre présence au monde », The Art Newspaper, 19 mai 2021.
Galerie PERROTIN
76 rue de Turenne
75003 PARIS
Jours et horaires d’ouverture : du mardi au samedi de 11h à 19h.
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